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s ardeurs

Cède honteusement à l’éclat des grandeurs.

Si cette fermeté dont elle est ennoblie

Par quelques traits d’amour pouvait être affaiblie,

Mon cœur, plus incapable encor de vanité,

Ne ferait point de choix que dans l’égalité,

Et, rendant aux grandeurs un esprit légitime,

J’honorerais Placide, et j’aimerais Didyme.

Cléobule

Didyme, que sur tous vous semblez dédaigner !

Théodore

Didyme, que sur tous je tâche d’éloigner,

Et qui verrait bientôt sa flamme couronnée

Si mon âme à mes sens était abandonnée,

Et se laissait conduire à ces impressions

Que forment en naissant les belles passions.

Comme cet avantage est digne qu’on le craigne,

Plus je penche à l’aimer et plus je le dédaigne,

Et m’arme d’autant plus que mon cœur, en secret,

Voudrait s’en laisser vaincre, et combat à regret.

Je me fais tant d’effort, lorsque je le méprise,

Que par mes propres sens je crains d’être surprise ;

J’en crains une révolte, et que, las d’obéir,

Comme je les trahis, ils ne m’osent trahir.

Voilà, pour vous montrer mon âme toute nue,

Ce qui m’a fait bannir Didyme de ma vue :

Je crains d’en recevoir quelque coup d’œil fatal

Et chasse un ennemi dont je me défends mal.

Voilà quelle je suis, et quelle je veux être ;

La raison quelque jour s’en fera mieux connaître ;

Nommez-la cependant vertu, caprice, orgueil,

Ce dessein me suivra jusque dans le cercueil.

Cléobule

Il peut vous y pousser, si vous n’y prenez garde ;

D’un œil envenimé Marcelle vous regarde

Et, se prenant à vous du mauvais traitement

Que sa fille à ses yeux reçoit de votre amant,

Sa jalouse fureur ne peut être assouvie

À moins de votre sang, à moins de votre vie ;

Ce n’est plus en secret que frémit son courroux,

Elle en parle tout haut, elle s’en vante à nous,

Elle en jure les dieux, et, ce que j’appréhende,

Pour ce triste sujet, sans doute, elle vous mande.

Dans un péril si grand, faites un protecteur.

Théodore

Si je suis en péril, Placide en est l’auteur :

L’amour qu’il a pour moi lui seul m’y précipite,

C’est par là qu’on me hait, c’est par là qu’on s’irrite.

On n’en veut qu’à sa flamme, on n’en veut qu’à son choix ;

C’est contre lui qu’on arme ou la force ou les lois.

Tous les vœux qu’il m’adresse avancent ma ruine

Et, par une autre main, c’est lui qui m’assassine.

Je sais quel est mon crime, et je ne doute pas

Du prétexte qu’aura l’arrêt de mon trépas ;

Je l’attends sans frayeur ; mais, de quoi qu’on m’accuse,

S’il portait à Flavie un cœur que je refuse,

Qui veut finir mes jours les voudrait protéger,

Et, par ce changement, il ferait tout changer.

Mais mon péril le flatte, et son cœur en espère

Ce que jusqu’à présent tous ses soins n’ont pu faire :

Il attend que du mien j’achète son appui.

J’en trouverai peut-être un plus puissant que lui,

Et, s’il me faut périr, dites-lui qu’avec joie

Je cours à cette mort où son amour m’envoie,

Et que, par un exemple assez rare à nommer,

Je périrai pour lui, si je ne puis l’aimer.

Cléobule

Ne vous pas mieux servir d’un amour si fidèle,

C’est…

Théodore

Quittons ce discours, je vois venir Marcelle.

Scène III

Marcelle, Théodore, Cléobule, Stéphanie

Marcelle, à Cléobule.

Quoi ! Toujours l’un ou l’autre est par vous obsédé ?

Qui vous amène ici ? Vous avais-je mandé ?

Et ne pourrai-je voir Théodore ou Placide

Sans que vous leur serviez d’interprète ou de guide ?

Cette assiduité marque un zèle imprudent,

Et ce n’est pas agir en adroit confident.

Cléobule

Je crois qu’on me doit voir d’une âme indifférente

Accompagner ici Placide et ma parente :

Je fais ma cour à l’un à cause de son rang,

Et rends à l’autre un soin où m’oblige le sang.

Marcelle

Vous êtes bon parent.

Cléobule

Elle m’oblige à l’être.

Marcelle

Votre humeur généreuse aime à le reconnaître,

Et, sensible aux faveurs que vous en recevez,

Vous rendez à tous deux ce que vous leur devez :

Un si rare service aura sa récompense

Plus grande qu’on n’estime et plus tôt qu’on ne pense.

Cependant quittez-nous, que je puisse à mon tour

Servir de confidence à cet illustre amour.