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ffrez que, sans faire aucun effort pour les guérir de leur faiblesse, je finisse en vous assurant que je suis et serai toute ma vie,

Monsieur,

Votre très humble et très obligé serviteur,

Corneille.

Examen

La représentation de cette tragédie n’a pas eu grand éclat, et, sans chercher des couleurs à la justifier, je veux bien ne m’en prendre qu’à ses défauts, et la croire mal faite, puisqu’elle a été mal suivie. J’aurais tort de m’opposer au jugement du public : il m’a été trop avantageux en d’autres ouvrages pour le contre-dire en celui-ci et, si je l’accusais d’erreur ou d’injustice pour Théodore, mon exemple donnerait lieu à tout le monde de soupçonner des mêmes choses les arrêts qu’il a prononcés en ma faveur. Ce n’est pas toutefois sans quelque satisfaction que je vois la meilleure et la plus saine partie de mes juges imputer ce mauvais succès à l’idée de la prostitution, qu’on n’a pu souffrir, bien qu’on sût assez qu’elle n’aurait point d’effet, et que, pour en exténuer l’horreur, j’aie employé tout ce que l’art et l’expérience m’ont pu fournir de lumières, pouvant dire du quatrième acte de cette pièce que je ne crois pas en avoir fait aucun où les diverses passions soient ménagées avec plus d’adresse et qui lui donne plus de lieu à faire voir tout le talent d’un excellent acteur. Dans cette disgrâce, j’ai de quoi congratuler à la pureté de notre scène, de voir qu’une histoire qui fait le plus bel ornement du second livre des Vierges de saint Ambroise se trouve trop licencieuse pour y être supportée. Qu’eût-on dit si, comme ce grand docteur de l’Église, j’eusse fait voir cette vierge dans le lieu infâme, si j’eusse décrit les diverses agitations de son âme pendant qu’elle y fut, si j’eusse peint les troubles qu’elle ressentit au premier moment qu’elle y vit entrer Didyme ? C’est là-dessus que ce grand saint fait triompher cette éloquence qui convertit saint Augustin, et c’est pour ce spectacle qu’il invite particulièrement les vierges à ouvrir les yeux. Je l’ai dérobé à la vue et, autant que je l’ai pu, à l’imagination de mes auditeurs et, après y avoir consumé toute mon industrie, la modestie de notre théâtre a désavoué ce peu que la nécessité de mon sujet m’a forcé d’en faire connaître.

Je ne veux pas toutefois me flatter jusqu’à dire que cette fâcheuse idée ait été le seul défaut de ce poème. À le bien examiner, s’il y a quelques caractères vigoureux et animés, comme ceux de Placide et de Marcelle, il y en a de traînants, qui ne peuvent avoir grand charme ni grand feu sur le théâtre. Celui de Théodore est entièrement froid : elle n’a aucune passion qui l’agite ; et, là même où son zèle pour Dieu, qui occupe toute son âme, devrait éclater le plus, c’est-à-dire dans sa contestation avec Didyme pour le martyre, je lui ai donné si peu de chaleur que cette scène, bien que très courte, ne laisse pas d’ennuyer. Aussi, pour en parler sainement, une vierge et martyre sur un théâtre n’est autre chose qu’un terme qui n’a ni jambes ni bras, et par conséquent point d’action.

Le caractère de Valens ressemble trop à celui de Félix dans Polyeucte et a même quelque chose de plus bas, en ce qu’il se ravale à craindre sa femme et n’ose s’opposer à ses fureurs, bien que, dans l’âme, il tienne le parti de son fils. Tout gouverneur qu’il est, il demeure les bras croisés, au cinquième acte, quand il les voit prêts à s’entr’immoler l’un à l’autre et attend le succès de leur haine mutuelle pour se ranger du côté du plus fort. La connaissance que Placide, son fils, a de cette bassesse d’âme fait qu’il le regarde si bien comme un esclave de Marcelle, qu’il ne daigne s’adresser à lui pour obtenir ce qu’il souhaite en faveur de sa maîtresse, sachant bien qu’il le ferait inutilement : il aime mieux se jeter aux pieds de cette marâtre impérieuse, qu’il hait et qu’il a bravée, que de perdre des prières et des soupirs auprès d’un père qui l’aime dans le fond de l’âme et n’oserait lui rien accorder.

Le reste est assez ingénieusement conduit et la maladie de Flavie, sa mort, et les violences des désespoirs de sa mère qui la venge, ont assez de justesse. J’avais peint des haines trop envenimées pour finir autrement, et j’eusse été ridicule si j’eusse fait faire au sang de ces martyrs le même effet sur les cœurs de Marcelle et de Placide, que fait celui de Polyeucte sur ceux de Félix et de Pauline. La mort de Théodore peut servir de preuve à ce que dit Aristote, que quand un ennemi tue son ennemi, il ne s’excite par là aucune pitié dans l’âme des spectateurs. Placide en peut faire naître, et purger ensuite ces forts attachements d’amour qui sont cause de son malheur, mais les funestes désespoirs de Marcelle et de Flavie, bien que l’une ni l’autre ne fasse de pitié, sont encore plus capables de purger l’opiniâtreté à faire des mariages par force, et à ne se point départir du projet qu’on en fait par un accommodement de famille entre des enfants dont les volontés ne s’y conforment point quand ils sont venus en âge de l’exécuter.

L’unité de jour et de lieu se rencontre en cette pièce, mais je ne sais s’il n’y a point une duplicité d’action, en ce que Théodore, échappée d’un péril, se rejette dans un autre de son propre mouvement. L’histoire le porte, mais la tragédie n’est pas obligée de représenter toute la vie de son héros ou de son héroïne et doit ne s’attacher qu’à une action propre au théâtre. Dans l’histoire même, j’ai trouvé toujours quelque chose à dire en cette offre volontaire qu’elle fait de sa vie aux bourreaux de Didyme. Elle venait d’échapper de la prostitution et n’avait aucune assurance qu’on ne l’y condamnerait point de nouveau, et qu’on accepterait sa vie en échange de sa pudicité qu’on avait voulu sacrifier. Je l’ai sauvée de ce péril, non seulement par une révélation de Dieu qu’on se contenterait de sa mort, mais encore par une raison assez vraisemblable, que Marcelle, qui vient de voir expirer sa fille unique entre ses bras, voudrait obstinément du sang pour sa vengeance, mais, avec toutes ces précautions, je ne vois pas comment je pourrais justifier ici cette duplicité de péril après l’avoir condamnée dans l’Horace. La seule couleur qui pourrait y servir de prétexte, c’est que la pièce ne serait pas achevée si on ne savait ce que devient Théodore après être échappée de l’infamie, et qu’il n’y a point de fin glorieuse, ni même raisonnable, pour elle que le martyre, qui est historique ; du moins l’imagination ne m’en offre point. Si les maîtres de l’art veulent consentir que cette nécessité de faire connaître ce qu’elle devient suffise pour réunir ce nouveau péril à l’autre et empêcher qu’il n’y ait duplicité d’action, je ne m’opposerai pas à leur jugement, mais aussi je n’en appellerai pas quand ils la voudront condamner.

Acteurs

Valens, gouverneur d’Antioche.

Placide, fils de Valens et amoureux de Théodore.

Cléobule, ami de Placide.

Didyme, amoureux de Théodore.

Paulin, confident de Valens.

Lycante, capitaine d’une cohorte romaine.

Marcelle, femme de Valens.

Théodore, princesse d’Antioche.

Stéphanie, confidente de Marcelle.

La scène est à Antioche, dans le palais du gouverneur.

Acte premier

Scène première

Placide, Cléobule

Placide

Il est vrai, Cléobule, et je veux l’avouer,

La fortune me flatte assez pour m’en louer :

Mon père est gouverneur de toute la Syrie,

Et, comme si c’était trop peu de flatterie,

Moi-même elle m’embrasse, et vient de me donner,

Tout jeune que je suis, l’Égypte à gouverner.

Certes, si je m’enflais de ces vaines fumées

Dont on voit à la cour tant d’âmes si charmées,


Si l’éclat des grandeurs avait pu me ravir,

J’aurais de quoi me plaire et de quoi m’assouvir :

Au-dessous des Césars je suis ce qu’on peut être ;

À moins que de leur rang le mien ne saurait croître,

Et pour haut qu’on ait mis des titres si sacrés,

On y monte souvent par de moindres degrés,

Mais ces honneurs pour moi ne sont qu’une infamie.

Parce que je les tiens d’une main ennemie,

Et leur plus doux appât qu’un excès de rigueur,

Parce que pour échange on veut avoir mon cœur.

On perd temps toutefois : ce cœur n’est point à vendre,

Marcelle ; en vain, par là, tu crois gagner un gendre ;

Ta Flavie à mes yeux fait toujours même horreur.

Ton frère Marcellin peut tout sur l’empereur ;

Mon père est ton époux, et tu peux sur son âme

Ce que sur un mari doit pouvoir une femme ;

Va plus outre, et par zèle ou par dextérité,

Joins le vouloir des dieux à leur autorité,

Assemble leur faveur, assemble leur colère :

Pour aimer, je n’écoute empereur, dieux, ni père,

Et je la trouverais un objet odieux

Des mains de l’empereur et d’un père et des dieux.

Cléobule

Quoique pour vous Marcelle ait le nom de marâtre,

Considérez, Seigneur, qu’elle vous idolâtre ;

Voyez d’un œil plus sain ce que vous lui devez,

Les biens et les honneurs qu’elle vous a sauvés :

Quand Dioclétien fut maître de l’empire…

Placide

Mon père était perdu, c’est ce que tu veux dire.

Sitôt qu’à son parti le bonheur eut