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POLYEUCTE[1]
MARTYR,

TRAGÉDIE CHRÉTIENNE. — 1640.

A LA REINE RÉGENTE[2]

MADAME,

Quelque connaissance que j’aie de ma faiblesse, quelque profond respect qu’imprime Votre Majesté dans les âmes de ceux qui l’approchent, j’avoue que je me jette à ses pieds, sans timidité, sans défiance, et que je me tiens assuré de lui plaire, parce que je suis assuré de lui parler de ce qu’elle aime le mieux. Ce n’est qu’une pièce de théâtre que je lui présente, mais qui l’entretiendra de Dieu : la dignité de la matière est si haute, que l’impuissance de l’artisan ne la peut ravaler; et votre âme royale se plaît trop à cette sorte d’entretien pour s’offenser des défauts d’un ouvrage où elle rencontrera les délices de son cœur. C’est par là, MADAME, que j’espère obtenir de Votre Majesté le pardon du long temps que j’ai attendu à lui rendre cette sorte d’hommage. Toutes les fois que j’ai mis sur notre scène des vertus morales ou politiques, j’en ai toujours cru les tableaux trop peu dignes de paraître devant elle, quand j’ai considéré qu’avec quelque soin que je les pusse choisir dans l’histoire, et quelques ornements dont l’artifice les pût enrichir, elle en voyait de plus grands exemples dans elle-même. Pour rendre les choses proportionnées, il fallait aller à la plus haute espèce, et n’entreprendre pas de rien offrir de cette nature à une reine très-chrétienne, et qui l’est beaucoup plus encore par ses actions que par son titre, à moins que de lui offrir un portrait des vertus chrétiennes dont l’amour et la gloire de Dieu formassent les plus beaux traits, et qui rendît les plaisirs qu’elle y pourra prendre aussi propres à exercer sa piété qu’à délasser son esprit. C’est à cette extraordinaire et admirable piété, MADAME, que la France est redevable des bénédictions qu’elle voit tomber sur les premières armes de son roi; les heureux succès qu’elles ont obtenus en sont les rétributions éclatantes, et des coups du ciel, qui répand abondamment sur tout le royaume les récompenses et les grâces que Votre Majesté a méritées. Notre perte semblait infaillible après celle de notre grand monarque; toute l’Europe avait déjà pitié de nous, et s’imaginait que nous nous allions précipiter dans un extrême désordre, parce qu’elle nous voyait dans une extrême désolation : cependant la prudence et les soins de Votre Majesté , les bons conseils qu’elle a pris, les grands courages qu’elle a choisis pour les exécuter, ont agi si puissamment dans tous les besoins de l’État, que cette première année de sa régence a non-seulement égalé les plus glorieuses de l’autre règne, mais a même effacé, par la prise de Thionville, le souvenir du malheur qui, devant ses murs, avait interrompu une si longue suite de victoires. Permettez que je me laisse emporter au ravissement que me donne cette pensée, et que je m’écrie dans ce transport :

Que vos soins[3], grande reine, enfantent de miracles !
Bruxelles et Madrid en sont tout interdits;
  1. Quand on passe de Cinna à Polyeucte, on se trouve dans un monde tout différent : mais les grands poètes, ainsi que les grands peintres, savent traiter tous les sujets. C’est une chose assez connue que Corneille ayant lu sa tragédie de Polyeucte chez madame de Rambouillet, où se rassemblaient alors les esprits les plus cultivés, cette pièce y fut condamnée d’une voix unanime, malgré l’intérêt qu’on prenait à l’auteur dans cette maison : Voiture fut député de toute l’assemblée pour engager Corneille à ne pas faire représenter cet ouvrage. Il est difficile de démêler ce qui put porter les hommes du royaume qui avaient le plus de goût et de lumières à juger si singulièrement : furent-ils persuadés qu’un martyr ne pouvait jamais réussir sur le théâtre? c’était ne pas connaître le peuple; croyaient-ils que les défauts que leur sagacité leur faisait remarquer révolteraient le public? c’était tomber dans la même erreur qui avait trompé les censeurs du Cid : ils examinaient le Cid par l’exacte raison, et ils ne voyaient pas qu’au spectacle on juge par sentiment. Pouvaient-ils ne pas sentir les beautés singulières des rôles de Sévère et de Pauline? Ces beautés d’un genre si neuf et si délicat les alarmèrent peut-être : ils purent craindre qu’une femme qui aimait à la fois son amant et son mari n’intéressât pas; et c’est précisément ce qui fit le succès de la pièce. On trouvera dans les remarques quelques anecdotes concernant ce jugement de l’hôtel de Rambouillet. Ce qui est étonnant, c’est que tous ces chefs-d’œuvre se suivaient d’année en année. Cinna fut joué au commencement de 1639, et Polyeucte en 1640. Il est vrai que Lope de Vega, Garnier, Calderon, composaient encore plus vite, stantes pede in uno; mais quand on ne s’asservit à aucune règle, qu’on n’est gêné ni par la rime, ni par la conduite, ni par aucune bienséance, il est plus aisé de faire dix tragédies que de faire Cinna et Polyeucte. (V.)
  2. La tragédie de Polyeucte fut imprimée pour la première fois en 1644. Louis XIII était mort l’année précédente, laissant les rênes de l’État entre les mains d’Anne d’Autriche, sa veuve, régente pendant la minorité de son fils, qui fut depuis Louis le Grand.
  3. Corneille n’était pas fait pour les sonnets et pour les madri-