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Pridamant.

Mon fils comédien !

Alcandre.

Mon fils comédien !D’un art si difficile
Tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ;
Et, depuis sa prison, ce que vous avez vu,
Son adultère amour, son trépas imprévu,
N’est que la triste fin d’une pièce tragique
Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique,
Par où ses compagnons en ce noble métier
Ravissent à Paris un peuple tout entier.
Le gain leur en demeure, et ce grand équipage,
Dont je vous ai fait voir le superbe étalage,
Est bien à votre fils, mais non pour s’en parer
Qu’alors que sur la scène il se fait admirer.

Pridamant.

J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte ;
Mais je trouve partout même sujet de plainte.
Est-ce là cette gloire, et ce haut rang d’honneur
Où le devait monter l’excès de son bonheur ?

Alcandre.

Cessez de vous en plaindre. À présent le théâtre[1]
Est en un point si haut que chacun l’idolâtre ;
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits,
L’entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands ;
Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau
De quoi se délasser d’un si pesant fardeau.
Même notre grand roi, ce foudre de la guerre
Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre,
Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois
Prêter l’œil et l’oreille au Théâtre-François :
C’est là que le Parnasse étale ses merveilles ;
Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ;
Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleur regard
De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
D’ailleurs, si par les biens on prise les personnes,
Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ;
Et votre fils rencontre en un métier si doux
Plus d’accommodement qu’il n’eût trouvé chez vous.
Défaites-vous enfin de cette erreur commune,
Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.

Pridamant.

Je n’ose plus m’en plaindre, et vois trop de combien
Le métier qu’il a pris est meilleur que le mien.
Il est vrai que d’abord mon âme s’est émue :
J’ai cru la comédie au point où je l’ai vue ;
J’en ignorais l’éclat, l’utilité, l’appas,
Et la blâmais ainsi, ne la connaissant pas ;
Mais, depuis vos discours, mon cœur plein d’allégresse
A banni cette erreur avecque sa tristesse.
Clindor a trop bien fait.

Alcandre.

Clindor a trop bien fait.N’en croyez que vos yeux.

Pridamant.

Demain, pour ce sujet, j’abandonne ces lieux ;
Je vole vers Paris. Cependant, grand Alcandre,
Quelles grâces ici ne vous dois-je point rendre ?

Alcandre.

Servir les gens d’honneur est mon plus grand désir.
J’ai pris ma récompense en vous faisant plaisir.
Adieu. Je suis content, puisque je vous vois l’être.

Pridamant.

Un si rare bienfait ne se peut reconnaître :
Mais, grand mage, du moins croyez qu’à l’avenir
Mon âme en gardera l’éternel souvenir.


EXAMEN DE L’ILLUSION.

Je dirai peu de chose de cette pièce : c’est une galanterie extravagante qui a tant d’irrégularités, qu’elle ne vaut pas la peine de la considérer, bien que la nouveauté de ce caprice en ait rendu le succès assez favorable pour ne me repentir pas d’y avoir perdu quelque temps. Le premier acte ne semble qu’un prologue ; les trois suivants forment une pièce, que je ne sais comment nommer : le succès en est tragique ; Adraste y est tué, et Clindor en péril de mort ; mais le style et les personnages sont entièrement de la comédie. Il y en a même un qui n’a d’être que dans l’imagination, inventé exprès pour faire rire, et dont il ne se trouve point d’original parmi les hommes : c’est un capitan qui soutient assez son caractère de fanfaron, pour me permettre de croire qu’on en trouvera peu, dans quelque langue que ce soit, qui s’en acquittent mieux. L’action n’y est pas complète, puisqu’on ne sait, à la fin du quatrième acte qui la termine, ce que deviennent les principaux

  1. Ces vers de Corneille, en faveur du théâtre, et même des comédiens, durent être fort applaudis, et ne sont pas assez connus. Ils prouvent la révolution qui commençait à se faire dans les esprits, et purent même y contribuer. Il était digne de Corneille de prendre le parti d’un art dans lequel il acquit tant de gloire, et de s’élever contre le préjugé qui, surtout alors, avilissait beaucoup trop l’état de comédien. C’est peut-être à l’effet que produisirent ces vers que la scène française fut redevable de ses meilleurs acteurs : qui sait même s’ils ne contribuèrent pas à fortifier Molière dans sa résolution qu’il avait prise de monter sur le théâtre ? On ne s’est jamais tenu dans de justes bornes à l’égard des comédiens ; on les a successivement trop abaissés ou trop relevés. Cette profession, dans laquelle on peut compter des individus très-estimables, suppose sans doute des talents qu’il est juste d’encourager ; mais il paraît impossible de l’ennoblir, parce que son exercice est une espèce d’esclavage qui les assujettit aux plus grandes humiliations de la part d’un public qui n’est pas toujours digne de les juger (P.)