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Lyse.

Madame, quelqu’un vient.


Scène IV

CLINDOR, représentant Théagène ; ISABELLE, représentant Hippolyte ; LYSE, représentant Clarine ; ÉRASTE ; troupe de domestiques de Florilame.
Éraste, poignardant Clindor.

Madame, quelqu’un vient.Reçois, traître, avec joie
Les faveurs que par nous ta maîtresse t’envoie.

Pridamant, à Alcandre.

On l’assassine, ô dieux ! daignez le secourir.

Éraste.

Puissent les suborneurs ainsi toujours périr !

Isabelle.

Qu’avez-vous fait, bourreaux ?

Éraste.

Qu’avez-vous fait, bourreaux ?Un juste et grand exemple,
Qu’il faut qu’avec effroi tout l’avenir contemple,
Pour apprendre aux ingrats, aux dépens de son sang,
À n’attaquer jamais l’honneur d’un si haut rang.
Notre main a vengé le prince Florilame,
La princesse outragée, et vous-même, madame,
Immolant à tous trois un déloyal époux,
Qui ne méritait pas la gloire d’être à vous.
D’un si lâche attentat souffrez le prompt supplice,
Et ne vous plaignez point quand on vous rend justice.
Adieu.

Isabelle.

Adieu.Vous ne l’avez massacré qu’à demi,
Il vit encore en moi ; soûlez son ennemi :
Achevez, assassins, de m’arracher la vie.
Cher époux, en mes bras on te l’a donc ravie !
Et de mon cœur jaloux les secrets mouvements
N’ont pu rompre ce coup par leurs pressentiments !
Ô clarté trop fidèle, hélas ! et trop tardive,
Qui ne fait voir le mal qu’au moment qu’il arrive !
Fallait-il… Mais j’étouffe, et, dans un tel malheur,
Mes forces et ma voix cèdent à ma douleur ;
Son vif excès me tue ensemble et me console,
Et puisqu’il nous rejoint…

Lyse.

Et puisqu’il nous rejoint…Elle perd la parole.
Madame… Elle se meurt ; épargnons les discours,
Et courons au logis appeler du secours.

(Ici on rabaisse une toile qui couvre le jardin et les corps de Clindor et d’Isabelle, et le magicien et le père sortent de la grotte.)

Scène V

ALCANDRE, PRIDAMANT.
Alcandre.

Ainsi de notre espoir la fortune se joue :
Tout s’élève ou s’abaisse au branle de sa roue :
Et son ordre inégal, qui régit l’univers,
Au milieu du bonheur a ses plus grands revers.

Pridamant.

Cette réflexion, mal propre pour un père,
Consolerait peut-être une douleur légère ;
Mais, après avoir vu mon fils assassiné,
Mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné,
J’aurais d’un si grand coup l’âme bien peu blessée,
Si de pareils discours m’entraient dans la pensée.
Hélas ! dans sa misère il ne pouvait périr ;
Et son bonheur fatal lui seul l’a fait mourir.
N’attendez pas de moi des plaintes davantage :
La douleur qui se plaint cherche qu’on la soulage ;
La mienne court après son déplorable sort.
Adieu ; je vais mourir, puisque mon fils est mort.

Alcandre.

D’un juste désespoir l’effort est légitime,
Et de le détourner je croirais faire un crime.
Oui, suivez ce cher fils sans attendre à demain ;
Mais épargnez du moins ce coup à votre main ;
Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles,
Et pour les redoubler voyez ses funérailles.

(Ici on relève la toile, et tous les comédiens paraissent avec leur portier, qui comptent de l’argent sur une table, et en prennent chacun leur part.)
Pridamant.

Que vois-je ? chez les morts compte-t-on de l’argent ?

Alcandre.

Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent.

Pridamant.

Je vois Clindor ! ah dieux ! quelle étrange surprise !
Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme en un moment étouffe leurs discords,
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?

Alcandre.

Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique,
Leur poëme récité, partagent leur pratique :
L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié ;
Mais la scène préside à leur inimitié.
Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.
Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite,
D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite ;
Mais tombant dans les mains de la nécessité,
Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.