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Je le tiens glorieux d’être infâme à ce prix ;
S’il en est méprisé, j’estime ce mépris.
Le blâme qu’on reçoit d’aimer trop une femme
Aux maris vertueux est un illustre blâme.

Lyse.

Madame, il vient d’entrer ; la porte a fait du bruit.

Isabelle.

Retirons-nous, qu’il passe.

Lyse.

Retirons-nous, qu’il passe.Il vous voit et vous suit.


Scène III

CLINDOR, représentant Théagène ; ISABELLE, représentant Hippolyte ; LYSE, représentant Clarine.
Clindor.

Vous fuyez, ma princesse, et cherchez des remises :
Sont-ce là les douceurs que vous m’aviez promises ?
Est-ce ainsi que l’amour ménage un entretien ?
Ne fuyez plus, madame, et n’appréhendez rien :
Florilame est absent, ma jalouse endormie.

Isabelle.

En êtes-vous bien sûr ?

Clindor.

En êtes-vous bien sûr ?Ah ! fortune ennemie !

Isabelle.

Je veille, déloyal : ne crois plus m’aveugler ;
Au milieu de la nuit je ne vois que trop clair ;
Je vois tous mes soupçons passer en certitudes,
Et ne puis plus douter de tes ingratitudes !
Toi-même, par ta bouche, as trahi ton secret.
Ô l’esprit avisé pour un amant discret !
Et que c’est en amour une haute prudence
D’en faire avec sa femme entière confidence !
Où sont tant de serments de n’aimer rien que moi ?
Qu’as-tu fait de ton cœur ? qu’as-tu fait de ta foi ?
Lorsque je la reçus, ingrat, qu’il te souvienne
De combien différaient ta fortune et la mienne,
De combien de rivaux je dédaignai les vœux,
Ce qu’un simple soldat pouvait être auprès d’eux ;
Quelle tendre amitié je recevais d’un père !
Je le quittai pourtant pour suivre ta misère ;
Et je tendis les bras à mon enlèvement,
Pour soustraire ma main à son commandement.
En quelle extrémité depuis ne m’ont réduite
Les hasards dont le sort a traversé ta fuite ?
Et que n’ai-je souffert avant que le bonheur
Élevât ta bassesse à ce haut rang d’honneur !
Si, pour te voir heureux, ta foi s’est relâchée,
Remets-moi dans le sein dont tu m’as arrachée.
L’amour que j’ai pour toi m’a fait tout hasarder,
Non pas pour des grandeurs, mais pour te posséder.

Clindor.

Ne me reproche plus ta fuite ni ta flamme.
Que ne fait point l’amour quand il possède une âme ?
Son pouvoir à ma vue attachait tes plaisirs,
Et tu me suivais moins que tes propres désirs.
J’étais lors peu de chose, oui ; mais qu’il te souvienne
Que ta fuite égala ta fortune à la mienne,
Et que pour t’enlever c’était un faible appas
Que l’éclat de tes biens qui ne te suivaient pas.
Je n’eus, de mon côté, que l’épée en partage,
Et ta flamme, du tien, fut mon seul avantage :
Celle-là m’a fait grand en ces bords étrangers,
L’autre exposa ma tête à cent et cent dangers.
Regrette maintenant ton père et ses richesses ;
Fâche-toi de marcher à côté des princesses ;
Retourne en ton pays chercher avec tes biens
L’honneur d’un rang pareil à celui que tu tiens.
De quel manque, après tout, as-tu lieu de te plaindre ?
En quelle occasion m’as-tu vu te contraindre ?
As-tu reçu de moi ni froideurs, ni mépris ?
Les femmes, à vrai dire, ont d’étranges esprits !
Qu’un mari les adore, et qu’un amour extrême
À leur bizarre humeur le soumette lui-même,
Qu’il les comble d’honneurs et de bons traitements,
Qu’il ne refuse rien à leurs contentements :
S’il fait la moindre brèche à la foi conjugale,
Il n’est point à leur gré de crime qui l’égale ;
C’est vol, c’est perfidie, assassinat, poison,
C’est massacrer son père, et brûler sa maison :
Et jadis des Titans l’effroyable supplice
Tomba sur Encelade avec moins de justice.

Isabelle.

Je te l’ai déjà dit, que toute ta grandeur
Ne fut jamais l’objet de ma sincère ardeur.
Je ne suivais que toi, quand je quittai mon père ;
Mais puisque ces grandeurs t’ont fait l’âme légère,
Laisse mon intérêt ; songe à qui tu les dois.
Florilame lui seul t’a mis où tu te vois ;
À peine il te connut qu’il te tira de peine ;
De soldat vagabond il te fit capitaine ;
Et le rare bonheur qui suivit cet emploi
Joignit à ses faveurs les faveurs de son roi.
Quelle forte amitié n’a-t-il point fait paraître
À cultiver depuis ce qu’il avait fait naître ?
Par ses soins redoublés n’es-tu pas aujourd’hui
Un peu moindre de rang, mais plus puissant que lui ?
Il eût gagné par là l’esprit le plus farouche ;
Et pour remercîment tu veux souiller sa couche !
Dans ta brutalité trouve quelques raisons,
Et contre ses faveurs défends tes trahisons.
Il t’a comblé de biens, tu lui voles son âme !
Il t’a fait grand seigneur, et tu le rends infâme !
Ingrat, c’est donc ainsi que tu rends les bienfaits ?
Et ta reconnaissance a produit ces effets ?