Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 1.djvu/223

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Lyse.

Avouez franchement que, pressé par la faim,
Vous veniez bien plutôt faire la guerre au pain.

Matamore.

L’un et l’autre, parbieu. Cette ambrosie est fade,
J’en eus au bout d’un jour l’estomac tout malade.
C’est un mets délicat, et de peu de soutien ;
À moins que d’être un dieu l’on n’en vivrait pas bien ;
Il cause mille maux, et dès l’heure qu’il entre,
Il allonge les dents, et rétrécit le ventre.

Lyse.

Enfin c’est un ragoût qui ne vous plaisait pas ?

Matamore.

Quitte pour chaque nuit faire deux tours en bas,
Et là, m’accommodant des reliefs de cuisine,
Mêler la viande humaine avecque la divine.

Isabelle.

Vous aviez, après tout, dessein de nous voler.

Matamore.

Vous-mêmes, après tout, m’osez-vous quereller ?
Si je laisse une fois échapper ma colère…

Isabelle.

Lyse, fais-moi sortir les valets de mon père.

Matamore.

Un sot les attendrait.


Scène V

ISABELLE, LYSE.
Lyse.

Un sot les attendrait.Vous ne le tenez pas.

Isabelle.

Il nous avait bien dit que la peur a bon pas.

Lyse.

Vous n’avez cependant rien fait, ou peu de chose.

Isabelle.

Rien du tout. Que veux-tu ? sa rencontre en est cause.

Lyse.

Mais vous n’aviez alors qu’à le laisser aller.

Isabelle.

Mais il m’a reconnue, et m’est venu parler.
Moi qui, seule et de nuit, craignais son insolence,
Et beaucoup plus encor de troubler le silence,
J’ai cru, pour m’en défaire et m’ôter de souci,
Que le meilleur était de l’amener ici.
Vois quand j’ai ton secours, que je me tiens vaillante,
Puisque j’ose affronter cette humeur violente.

Lyse.

J’en ai ri comme vous, mais non sans murmurer :
C’est bien du temps perdu.

Isabelle.

C’est bien du temps perdu.Je vais le réparer.

Lyse.

Voici le conducteur de notre intelligence ;
Sachez auparavant toute sa diligence.


Scène VI

Isabelle, Lyse, Le Geôlier
Isabelle.

Eh bien ! mon grand ami, braverons-nous le sort ?
Et viens-tu m’apporter ou la vie ou la mort ?
Ce n’est plus qu’en toi seul que mon espoir se fonde.

Le Geôlier.

Bannissez vos frayeurs, tout va le mieux du monde ;
Il ne faut que partir, j’ai des chevaux tout prêts,
Et vous pourrez bientôt vous moquer des arrêts.

Isabelle.

Je te dois regarder comme un dieu tutélaire,
Et ne sais point pour toi d’assez digne salaire.

Le Geôlier.

Voici le prix unique où tout mon cœur prétend.

Isabelle.

Lyse, il faut te résoudre à le rendre content.

Lyse.

Oui, mais tout son apprêt nous est fort inutile ;
Comment ouvrirons-nous les portes de la ville ?

Le Geôlier.

On nous tient des chevaux en main sûre aux faubourgs ;
Et je sais un vieux mur qui tombe tous les jours :
Nous pourrons aisément sortir par ses ruines.

Isabelle.

Ah ! que je me trouvais sur d’étranges épines !

Le Geôlier.

Mais il faut se hâter.

Isabelle.

Mais il faut se hâter.Nous partirons soudain.
Viens nous aider là-haut à faire notre main.


Scène VII

CLINDOR, en prison.

Aimables souvenirs de mes chères délices,
Qu’on va bientôt changer en d’infâmes supplices,
Que, malgré les horreurs de ce mortel effroi,
Vos charmants entretiens ont de douceurs pour moi !
Ne m’abandonnez point, soyez-moi plus fidèles
Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ;
Et lorsque du trépas les plus noires couleurs
Viendront à mon esprit figurer mes malheurs,
Figurez aussitôt à mon âme interdite
Combien je fus heureux par delà mon mérite
Lorsque je me plaindrai de leur sévérité,
Redites-moi l’excès de ma témérité ;