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Lyse, que ton abord doit être dangereux !
Il donne l’épouvante à ce cœur généreux,
Cet unique vaillant, la fleur des capitaines,
Qui dompte autant de rois qu’il captive de reines !

Lyse.

Mon visage est ainsi malheureux en attraits ;
D’autres charment de loin, le mien fait peur de près.

Clindor.

S’il fait peur à des fous, il charme les plus sages.
Il n’est pas quantité de semblables visages.
Si l’on brûle pour toi, ce n’est pas sans sujet ;
Je ne connus jamais un si gentil objet ;
L’esprit beau, prompt, accort, l’humeur un peu railleuse,
L’embonpoint ravissant, la taille avantageuse,
Les yeux doux, le teint vif, et les traits délicats :
Qui serait le brutal qui ne t’aimerait pas ?

Lyse.

De grâce, et depuis quand me trouvez-vous si belle ?
Voyez bien, je suis Lyse, et non pas Isabelle.

Clindor.

Vous partagez vous deux mes inclinations :
J’adore sa fortune, et tes perfections.

Lyse.

Vous en embrassez trop, c’est assez pour vous d’une,
Et mes perfections cèdent à sa fortune.

Clindor.

Quelque effort que je fasse à lui donner ma foi,
Penses-tu qu’en effet je l’aime plus que toi ?
L’amour et l’hyménée ont diverse méthode ;
L’un court au plus aimable, et l’autre au plus commode.
Je suis dans la misère, et tu n’as point de bien ;
Un rien s’ajuste mal avec un autre rien ;
Et malgré les douceurs que l’amour y déploie,
Deux malheureux ensemble ont toujours courte joie.
Ainsi j’aspire ailleurs, pour vaincre mon malheur ;
Mais je ne puis te voir sans un peu de douleur,
Sans qu’un soupir échappe à ce cœur qui murmure
De ce qu’à ses désirs ma raison fait d’injure.
À tes moindres coups d’œil je me laisse charmer.
Ah ! que je t’aimerais, s’il ne fallait qu’aimer !
Et que tu me plairais, s’il ne fallait que plaire !

Lyse.

Que vous auriez d’esprit, si vous saviez vous taire,
Ou remettre du moins en quelque autre saison
À montrer tant d’amour avec tant de raison !
Le grand trésor pour moi qu’un amoureux si sage,
Qui, par compassion, n’ose me rendre hommage,
Et porte ses désirs à des partis meilleurs,
De peur de m’accabler sous nos communs malheurs !
Je n’oublierai jamais de si rares mérites.
Allez continuer cependant vos visites.

Clindor.

Que j’aurais avec toi l’esprit bien plus content !

Lyse.

Ma maîtresse là-haut est seule, et vous attend.

Clindor.

Tu me chasses ainsi !

Lyse.

Tu me chasses ainsi !Non, mais je vous envoie
Aux lieux où vous aurez une plus longue joie.

Clindor.

Que même tes dédains me semblent gracieux !

Lyse.

Ah, que vous prodiguez un temps si précieux !
Allez.

Clindor.

Allez.Souviens-toi donc que si j’en aime une autre…

Lyse.

C’est de peur d’ajouter ma misère à la vôtre.
Je vous l’ai déjà dit, je ne l’oublierai pas.

Clindor.

Adieu. Ta raillerie a pour moi tant d’appas,
Que mon cœur à tes yeux de plus en plus s’engage,
Et je t’aimerais trop à tarder davantage.


Scène VI

LYSE.

L’ingrat ! il trouve enfin mon visage charmant,
Et pour se divertir il contrefait l’amant !
Qui néglige mes feux m’aime par raillerie,
Me prend pour le jouet de sa galanterie,
Et, par un libre aveu de me voler sa foi,
Me jure qu’il m’adore, et ne veut point de moi.
Aime en tous lieux, perfide, et partage ton âme ;
Choisis qui tu voudras pour maîtresse ou pour femme
Donne à tes intérêts à ménager tes vœux ;
Mais ne crois plus tromper aucune de nous deux.
Isabelle vaut mieux qu’un amour politique,
Et je vaux mieux qu’un cœur où cet amour s’applique.
J’ai raillé comme toi, mais c’était seulement
Pour ne t’avertir pas de mon ressentiment.
Qu’eût produit son éclat, que de la défiance ?
Qui cache sa colère assure sa vengeance ;
Et ma feinte douceur prépare beaucoup mieux
Ce piége où tu vas choir, et bientôt, à mes yeux.
Toutefois qu’as-tu fait qui te rende coupable ?
Pour chercher sa fortune est-on si punissable ?
Tu m’aimes, mais le bien te fait être inconstant :
Au siècle où nous vivons, qui n’en ferait autant ?
Oublions des mépris où par force il s’excite,
Et laissons-le jouir du bonheur qu’il mérite.
S’il m’aime, il se punit en m’osant dédaigner,
Et si je l’aime encor, je le dois épargner.
Dieux ! à quoi me réduit ma folle inquiétude,
De vouloir faire grâce à tant d’ingratitude ?