Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 1.djvu/216

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Si pour en servir un vous faisiez trois jaloux.

Matamore.

Tu dis bien ; c’est assez de telles courtoisies ;
Je ne veux qu’en amour donner des jalousies.
Ah ! monsieur, excusez, si, faute de vous voir,
Bien que si près de vous, je manquais au devoir.
Mais quelle émotion paraît sur ce visage ?
Où sont vos ennemis, que j’en fasse carnage ?

Géronte.

Monsieur, grâces aux dieux, je n’ai point d’ennemis.

Matamore.

Mais grâces à ce bras qui vous les a soumis.

Géronte.

C’est une grâce encor que j’avais ignorée.

Matamore.

Depuis que ma faveur pour vous s’est déclarée,
Ils sont tous morts de peur, ou n’ont osé branler.

Géronte.

C’est ailleurs, maintenant, qu’il vous faut signaler :
Il fait beau voir ce bras, plus craint que le tonnerre,
Demeurer si paisible en un temps plein de guerre ;
Et c’est pour acquérir un nom bien relevé,
D’être dans une ville à battre le pavé.
Chacun croit votre gloire à faux titre usurpée,
Et vous ne passez plus que pour traîneur d’épée.

Matamore.

Ah, ventre ! il est tout vrai que vous avez raison ;
Mais le moyen d’aller, si je suis en prison ?
Isabelle m’arrête, et ses yeux pleins de charmes
Ont captivé mon cœur et suspendu mes armes.

Géronte.

Si rien que son sujet ne vous tient arrêté,
Faites votre équipage en toute liberté ;
Elle n’est pas pour vous ; n’en soyez point en peine.

Matamore.

Ventre ! que dites-vous ? je la veux faire reine.

Géronte.

Je ne suis pas d’humeur à rire tant de fois
Du grotesque récit de vos rares exploits.
La sottise ne plaît qu’alors qu’elle est nouvelle :
En un mot, faites reine une autre qu’Isabelle.
Si pour l’entretenir vous venez plus ici…

Matamore.

Il a perdu le sens de me parler ainsi.
Pauvre homme, sais-tu bien que mon nom effroyable
Met le Grand Turc en fuite, et fait trembler le diable ;
Que pour t’anéantir je ne veux qu’un moment ?

Géronte.

J’ai chez moi des valets à mon commandement,
Qui, n’ayant pas l’esprit de faire des bravades,
Répondraient de la main à vos rodomontades.

Matamore, à Clindor.

Dis-lui ce que j’ai fait en mille et mille lieux.

Géronte.

Adieu. Modérez-vous, il vous en prendra mieux.
Bien que je ne sois pas de ceux qui vous haïssent,
J’ai le sang un peu chaud, et mes gens m’obéissent.


Scène IV

MATAMORE, CLINDOR.
Matamore.

Respect de ma maîtresse, incommode vertu,
Tyran de ma vaillance, à quoi me réduis-tu ?
Que n’ai-je eu cent rivaux en la place d’un père,
Sur qui, sans t’offenser, laisser choir ma colère !
Ah ! visible démon, vieux spectre décharné,
Vrai suppôt de Satan, médaille de damné,
Tu m’oses donc bannir, et même avec menaces,
Moi, de qui tous les rois briguent les bonnes grâces ?

Clindor.

Tandis qu’il est dehors, allez, dès aujourd’hui,
Causer de vos amours et vous moquer de lui.

Matamore.

Cadédiou ! ses valets feraient quelque insolence.

Clindor.

Ce fer a trop de quoi dompter leur violence.

Matamore.

Oui, mais les feux qu’il jette en sortant de prison
Auraient en un moment embrasé la maison,
Dévoré tout à l’heure ardoises et gouttières,
Faîtes, lattes, chevrons, montants, courbes, filières,
Entre-toises, sommiers, colonnes, soliveaux,
Pannes, soles, appuis, jambages, traveteaux,
Portes, grilles, verrous, serrures, tuiles, pierres,
Plomb, fer, plâtre, ciment, peinture, marbre, verres,
Caves, puits, cours, perrons, salles, chambres, greniers,
Offices, cabinets, terrasses, escaliers.
Juge un peu quel désordre aux yeux de ma charmeuse ;
Ces feux étoufferaient son ardeur amoureuse.
Va lui parler pour moi, toi qui n’es pas vaillant ;
Tu puniras à moins un valet insolent.

Clindor.

C’est m’exposer…

Matamore.

C’est m’exposer…Adieu : je vois ouvrir la porte,
Et crains que sans respect cette canaille sorte.


Scène V

CLINDOR, LYSE.
Clindor, seul.

Le souverain poltron, à qui pour faire peur
Il ne faut qu’une feuille, une ombre, une vapeur !
Un vieillard le maltraite, il fuit pour une fille,
Et tremble à tous moments de crainte qu’on l’étrille.