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Scène II

ALCANDRE, PRIDAMANT, DORANTE.
Dorante.

Grand démon du savoir, de qui les doctes veilles
Produisent chaque jour de nouvelles merveilles,
À qui rien n’est secret dans nos intentions,
Et qui vois, sans nous voir, toutes nos actions ;
Si de ton art divin le pouvoir admirable
Jamais en ma faveur se rendit secourable,
De ce père affligé soulage les douleurs ;
Une vieille amitié prend part en ses malheurs.
Rennes, ainsi qu’à moi, lui donna la naissance,
Et presque entre ses bras j’ai passé mon enfance ;
Là son fils, pareil d’âge et de condition,
S’unissant avec moi d’étroite affection…

Alcandre.

Dorante, c’est assez, je sais ce qui l’amène ;
Ce fils est aujourd’hui le sujet de sa peine.
Vieillard, n’est-il pas vrai que son éloignement
Par un juste remords te gêne incessamment ?
Qu’une obstination à te montrer sévère
L’a banni de ta vue, et cause ta misère ?
Qu’en vain, au repentir de ta sévérité,
Tu cherches en tous lieux ce fils si maltraité ?

Pridamant.

Oracle de nos jours, qui connais toutes choses,
En vain de ma douleur je cacherais les causes ;
Tu sais trop quelle fut mon injuste rigueur,
Et vois trop clairement les secrets de mon cœur.
Il est vrai, j’ai failli ; mais, pour mes injustices,
Tant de travaux en vain sont d’assez grands supplices :
Donne enfin quelque borne à mes regrets cuisants,
Rends-moi l’unique appui de mes débiles ans.
Je le tiendrai rendu, si j’en ai des nouvelles ;
L’amour pour le trouver me fournira des ailes.
Où fait-il sa retraite ? en quels lieux dois-je aller ?
Fût-il au bout du monde, on m’y verra voler.

Alcandre.

Commencez d’espérer ; vous saurez par mes charmes
Ce que le ciel vengeur refusait à vos larmes.
Vous reverrez ce fils plein de vie et d’honneur :
De son bannissement il tire son bonheur.
C’est peu de vous le dire : en faveur de Dorante
Je veux vous faire voir sa fortune éclatante.
Les novices de l’art, avec tous leurs encens,
Et leurs mots inconnus, qu’ils feignent tout puissants,
Leurs herbes, leurs parfums et leurs cérémonies,
Apportent au métier des longueurs infinies,
Qui ne sont, après tout, qu’un mystère pipeur,
Pour se faire valoir, et pour vous faire peur :
Ma baguette à la main, j’en ferai davantage.

(Il donne un coup de baguette, et on tire un rideau, derrière lequel sont en parade les plus beaux habits des comédiens.)

Jugez de votre fils par un tel équipage :
Eh bien, celui d’un prince a-t-il plus de splendeur ?
Et pouvez-vous encor douter de sa grandeur ?

Pridamant.

D’un amour paternel vous flattez les tendresses ;
Mon fils n’est point de rang à porter ces richesses,
Et sa condition ne saurait consentir
Que d’une telle pompe il s’ose revêtir.

Alcandre.

Sous un meilleur destin sa fortune rangée,
Et sa condition avec le temps changée,
Personne maintenant n’a de quoi murmurer
Qu’en public de la sorte il aime à se parer.

Pridamant.

À cet espoir si doux j’abandonne mon âme :
Mais parmi ces habits je vois ceux d’une femme ;
Serait-il marié ?

Alcandre.

Serait-il marié ?Je vais de ses amours
Et de tous ses hasards vous faire le discours.
Toutefois, si votre âme était assez hardie,
Sous une illusion vous pourriez voir sa vie,
Et tous ses accidents devant vous exprimés
Par des spectres pareils à des corps animés ;
Il ne leur manquera ni geste ni parole.

Pridamant.

Ne me soupçonnez point d’une crainte frivole ;
Le portrait de celui que je cherche en tous lieux
Pourrait-il, par sa vue, épouvanter mes yeux ?

Alcandre, à Dorante.

Mon cavalier, de grâce, il faut faire retraite,
Et souffrir qu’entre nous l’histoire en soit secrète.

Pridamant.

Pour un si bon ami je n’ai point de secrets.

Dorante, à Pridamant.

Il nous faut, sans réplique, accepter ses arrêts ;
Je vous attends chez moi.

Alcandre.

Je vous attends chez moi.Ce soir, si bon lui semble,
Il vous apprendra tout quand vous serez ensemble.


Scène III

ALCANDRE, PRIDAMANT.
Alcandre.

Votre fils tout d’un coup ne fut pas grand seigneur ;
Toutes ses actions ne vous font pas honneur,
Et je serais marri d’exposer sa misère
En spectacle à des yeux autres que ceux d’un père.