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SOPHONISBE.

Au lieu d’un conquérant par vos mains couronné,
Tramez à votre Rome un vainqueur enchaîné.
1325Je suis à Sophonisbe, et mon amour fidèle
Dédaigne et diadème et liberté sans elle ;
Je ne veux ni régner, ni vivre qu’en ses bras :
Non, je ne veux…

LÉLIUS.

Non, je ne veux…Seigneur, ne vous emportez pas.

MASSINISSE.

Résolus à ma perte, hélas ! que vous importe
1330Si ma juste douleur se retient ou s’emporte ?
Mes pleurs et mes soupirs vous fléchiront-ils mieux ?
Et faut-il à genoux vous parler comme aux Dieux ?
Que j’ai mal employé mon sang et mes services,
Quand je les ai prêtés à vos astres propices,
1335Si j’ai pu tant de fois hâter votre destin,
Sans pouvoir mériter cette part au butin !

LÉLIUS.

Si vous avez, Seigneur, hâté notre fortune,
Je veux bien que la proie entre nous soit commune ;
Mais pour la partager, est-ce à vous de choisir ?
1340Est-ce avant notre aveu qu’il vous en faut saisir ?

MASSINISSE.

Ah ! si vous aviez fait la moindre expérience
De ce qu’un digne amour donne d’impatience,
Vous sauriez… Mais pourquoi n’en auriez-vous pas fait ?
Pour aimer à notre âge en est-on moins parfait ?
1345Les héros des Romains ne sont-ils jamais hommes[1] ?
Leur Mars a tant de fois été ce que nous sommes,
Et le maître des Dieux, des rois et des amants,

  1. Corneille se rappelle ici le fameux vers de son Sertorius (acte IV, scène i, vers 1194) :
    Ah ! pour être Romain, je n’en suis pas moins homme.