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ACTE IV, SCÈNE II.

J’eus des yeux assez bons pour remplir votre attente ;
Mais que sert un bon choix dans une âme inconstante ?
Et que peuvent les droits de l’hospitalité
Sur un cœur si facile à l’infidélité ?
1165J’en suis assez puni par un revers si rude,
Seigneur, sans m’accabler de mon ingratitude.
Il suffit des malheurs qu’on voit fondre sur moi,
Sans me convaincre encor d’avoir manqué de foi,
Et me faire avouer que le sort qui m’opprime,
1170Pour cruel qu’il me soit, rend justice à mon crime[1].

LÉLIUS.

Je ne vous parle aussi qu’avec cette pitié
Que nous laisse pour vous un reste d’amitié :
Elle n’est pas éteinte, et toutes vos défaites
Ont rempli nos succès d’amertumes secrètes.
1175Nous ne saurions voir même aujourd’hui qu’à regret
Ce gouffre de[2] malheurs que vous vous êtes fait.
Le ciel m’en est témoin, et vos propres murailles,
Qui nous voyoient enflés du gain de deux batailles,
Ont vu cette amitié porter tous nos souhaits
1180À regagner la vôtre, et vous rendre la paix.
Par quel motif de haine obstinée à vous nuire
Nous avez-vous forcés vous-même à vous détruire ?
Quel astre, de votre heur et du nôtre jaloux,
Vous a précipité jusqu’à rompre avec nous[3] ?

SYPHAX.

1185Pourrez-vous pardonner, Seigneur, à ma vieillesse,

  1. Syphax « avouoit qu’il avoit failli et commis un acte de démence. » Peccasse quidem sese atque insanisse fatebatur. (Tite Live, livre XXX, chapitre xiii.) Voyez ci-après l’Appendice I, p. 552.
  2. L’edition de 1682 porte, par erreur : « Ce gouffre des malheurs. »
  3. « Scipion lui demandoit quels motifs l’avoient déterminé à repousser l’alliance de Rome et même à lui déclarer la guerre sans avoir été provoqué. » Quid sibi voluisset… qui non societatem solum abnuisset romanam, sed ultro bellum intulisset. (Tite Live, livre III, chapitre xiii.) Voyez ci-après l’Appendice I, p. 551 et 552.