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ACTE I, SCÈNE IV.

Mais Carthage détruite, avec quelle apparence
340Oserez-vous garder cette fausse espérance ?
Rome, qui vous redoute et vous flatte aujourd’hui,
Vous craindra-t-elle encor, vous voyant sans appui,
Elle qui de la paix ne jette les amorces
Que par le seul besoin de séparer vos forces[1],
345Et qui dans Massinisse, et voisin, et jaloux,
Aura toujours de quoi se brouiller avec vous ?
Tous deux vous devront tout. Carthage abandonnée
Vaut pour l’un et pour l’autre une grande journée.
Mais un esprit aigri n’est jamais satisfait
350Qu’il n’ait vengé l’injure en dépit du bienfait.
Pensez-y : votre armée est la plus forte en nombre ;
Les Romains ont tremblé dès qu’ils en ont vu l’ombre ;
Utique à l’assiéger retient leur Scipion[2] ;
Un temps bien pris peut tout : pressez l’occasion.
355De ce chef éloigné la valeur peu commune
Peut-être à sa personne attache leur fortune ;
Il tient auprès de lui la fleur de leurs soldats.
En tout événement Cyrthe vous tend les bras ;
Vous tiendrez, et longtemps, dedans cette retraite.
360Mon père cependant répare sa défaite ;
Hannon a de l’Espagne amené du secours ;
Annibal vient lui-même ici dans peu de jours[3].
Si tout cela vous semble un léger avantage,
Renvoyez-moi, Seigneur, me perdre avec Carthage :
365J’y périrai sans vous ; vous régnerez sans moi.
Vous préserve le ciel de ce que je prévoi,
Et daigne son courroux, me prenant seul en butte,

  1. On lit vos forces dans l’édition de 1663, mes forces dans celles de 1666 et de 1668, et nos forces dans celles de 1682, de 1692 et de Voltaire (1764).
  2. Voyez Tite Live, livre XXX, chapitre iii.
  3. À peu de distance du récit d’où Corneille a tiré sa pièce, Tite Live nous montre Annibal revenu d’Italie en Afrique : voyez livre XXX, chapitre xxviii et xxix.