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ACTE I, SCÈNE II.

Tu vis en tous les deux l’amour croître avec l’âge.
Il porta dans l’Espagne et mon cœur et ma foi ;
Mais durant cette absence on disposa de moi[1].
J’immolai ma tendresse au bien de ma patrie :
Pour lui gagner Syphax, j’eusse immolé ma vie.
45Il étoit aux Romains, et je l’en détachai ;
J’étois à Massinisse, et je m’en arrachai.
J’en eus de la douleur, j’en sentis de la gêne ;
Mais je servois Carthage, et m’en revoyois reine ;
Car afin que le change eût pour moi quelque appas,
50Syphax de Massinisse envahit les États,
Et mettoit à mes pieds l’une et l’autre couronne,
Quand l’autre étoit réduit à sa seule personne[2].
Ainsi contre Carthage et contre ma grandeur
Tu me vis n’écouter ni ma foi ni mon cœur.

HERMINIE.

55Et vous ne craignez point qu’un amant ne se venge,
S’il faut qu’en son pouvoir sa victoire vous range ?

SOPHONISBE.

Nous vaincrons, Herminie ; et nos destins jaloux
Voudront faire à leur tour quelque chose pour nous ;
Mais si de ce héros je tombe en la puissance,
60Peut-être aura-t-il peine à suivre sa vengeance,
Et que ce même amour qu’il m’a plu de trahir
Ne se trahira pas jusques à me haïr.
Jamais à ce qu’on aime on n’impute d’offense :
Quelque doux souvenir prend toujours sa défense.
65L’amant excuse, oublie ; et son ressentiment
A toujours, malgré lui, quelque chose d’amant.

  1. Voyez ci dessus, p. 465 et la note 3.
  2. « Telle avait été la puissance de Syphax, que Massinissa, chassé de son royaume, avait été réduit à semer le bruit de sa mort, et à se cacher pour sauver ses jours, vivant, comme les bêtes, du fruit de ses rapine. » (Tite Live, livre XXX, chapitre xiii.)