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Je veux ne t’aimer plus, et n’en ai pas la force. 765
Achève d’éblouir un si juste courroux,
Qu’offusquent malgré moi des sentiments trop doux ;
Car enfin, et ma sœur l’a bien pu reconnoître,
Tout violent qu’il est, l’amour seul l’a fait naître ;
Il va jusqu’à la haine, et toutefois, hélas ! 770
Je te haïrois peu, si je ne t’aimois pas.
Mais parle, et si tu peux, montre quelque innocence.

Jason.

Je renonce, Madame, à toute autre défense.
Si vous m’aimez encore, et si l’amour en vous
Fait naître cette haine, anime ce courroux, 775
Puisque de tous les deux sa flamme est triomphante,
Le courroux est propice et la haine obligeante.
Oui, puisque cet amour vous parle encor pour moi,
Il ne vous permet pas de douter de ma foi ;
Et pour vous faire voir mon innocence entière, 780
Il éclaire vos yeux de toute sa lumière :
De ses rayons divins le vif discernement
Du chef de ces héros sépare votre amant.
Ces princes, qui pour vous ont exposé leur vie,
Sans qui votre province alloit être asservie, 785
Eux qui de vos destins rompant le cours fatal,
Tous mes égaux qu’ils sont, m’ont fait leur général ;
Eux qui de leurs exploits, eux qui de leur victoire
Ont répandu sur moi la plus brillante gloire ;
Eux tous ont par ma voix demandé la toison : 790
C’étoient eux qui parloient, ce n’étoit pas Jason.
Il ne vouloit que vous ; mais pouvoit-il dédire
Ces guerriers dont le bras a sauvé votre empire,
Et par une bassesse indigne de son rang,
Demander pour lui seul tout le prix de leur sang ? 795
Pouvois-je les trahir, moi qui de leurs suffrages
De ce rang où je suis tiens tous les avantages ?