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ACTE V, SCÈNE II.

Qui peut feindre pour lui peut feindre pour la sœur ;
Et tu ne vois en moi qu’une amante incrédule,
Quand je vois qu’avec lui ton âme dissimule.
Quitte, quitte en vrai roi les vertus des tyrans,
1570Et ne me cache plus un cœur que tu me rends.

GRIMOALD.

Lisez-y donc vous-même : il est à vous, Madame ;
Vous en voyez le trouble aussi bien que la flamme.
Sans plus me demander ce que vous connoissez,
De grâce, croyez-en tout ce que vous pensez.
1575C’est redoubler ensemble et mes maux et ma honte
Que de forcer ma bouche à vous en rendre conte.
Quand je n’aurois point d’yeux, chacun en a pour moi.
Garibalde lui seul a méconnu son roi ;
Et par un intérêt qu’aisément je devine,
1580Ce lâche, tant qu’il peut, par ma main l’assassine.
Mais que plutôt le ciel me foudroie à vos yeux,
Que je songe à répandre un sang si précieux !
Madame, cependant mettez-vous en ma place :
Si je le reconnois, que faut-il que j’en fasse ?
1585Le tenir dans les fers avec le nom de roi,
C’est soulever pour lui ses peuples contre moi.
Le mettre en liberté, c’est le mettre à leur tête,
Et moi-même hâter l’orage qui s’apprête.
Puis-je m’assurer d’eux et souffrir son retour[1] ?
1590Puis-je occuper son trône et le voir dans ma cour ?
Un roi, quoique vaincu, garde son caractère :
Aux fidèles sujets sa vue est toujours chère ;
Au moment qu’il paroît, les plus grands conquérants,
Pour vertueux qu’ils soient, ne sont que des tyrans ;
1595Et dans le fond des cœurs sa présence fait naître
Un mouvement secret qui les rend à leur maître.

  1. Var. De quels yeux puis-je voir un prince de retour,
    Qui me voit en son trône, et veut vivre en ma cour ? (1653-56)