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Si jusques à ce point son sort est déplorable,
Que tu sois après moi le plus considérable,
Et que ce grand fardeau de l’empire romain1515
Ne puisse après ma mort tomber mieux qu’en ta main.
Apprends à te connoître, et descends en toi-même :
On t’honore dans Rome, on te courtise, on t’aime,
Chacun tremble sous toi, chacun t’offre des vœux,
Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux ; 1520
Mais tu ferois pitié même à ceux qu’elle irrite[1],
Si je t’abandonnois à ton peu de mérite[2].
Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux,
Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux,
Les rares qualités par où tu m’as dû plaire, 1525
Et tout ce qui t’élève au-dessus du vulgaire.
Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient :
Elle seule t’élève, et seule te soutient ;
C’est elle qu’on adore, et non pas ta personne :
Tu n’as crédit ni rang, qu’autant qu’elle t’en donne, 1530
Et pour te faire choir je n’aurois aujourd’hui
Qu’à retirer la main qui seule est ton appui.
J’aime mieux toutefois céder à ton envie :
Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie ;
Mais oses-tu penser que les Serviliens, 1535
Les Cosses, les Métels, les Pauls, les Fabiens,
Et tant d’autres enfin de qui les grands courages
Des héros de leur sang sont les vives images,

  1. Var. Mais en un triste état on la verroit réduite. (1643-56)
  2. « Ces vers et les suivants occasionnèrent un jour une saillie singulière. Le dernier maréchal de la Feuillade, étant sur le théâtre, dit tout haut à Auguste : « Ah ! tu me gâtes le soyons amis, Cinna » Le vieux comédien qui jouait Auguste se déconcerta et crut avoir mal joué. Le maréchal, après la pièce, lui dit : « Ce n’est pas vous qui m’avez déplu, c’est Auguste, qui dit à Cinna qu’il n’a aucun mérite, qu’il n’est propre à rien, qu’il fait pitié, et qui ensuite lui dit : « Soyons amis. » Si le Roi m’en disait autant, je le remercierais de son « amitié ». » (Voltaire.)