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LE CID.

Il possédoit ton âme, il vivoit sous tes lois ;
1160Et vanter sa valeur, c’est honorer ton choix.

Chimène.

Chacun peut la vanter avec quelque justice[1] ;
Mais pour moi sa louange est un nouveau supplice.
On aigrit ma douleur en l’élevant si haut :
Je vois ce que je perds quand je vois ce qu’il vaut.
1165Ah ! cruels déplaisirs à l’esprit d’une amante !
Plus j’apprends son mérite, et plus mon feu s’augmente :
Cependant mon devoir est toujours le plus fort,
Et malgré mon amour, va poursuivre sa mort.

L’Infante.

Hier[2] ce devoir te mit en une haute estime ;
1170L’effort que tu te fis parut si magnanime,
Si digne d’un grand cœur, que chacun à la cour
Admiroit ton courage et plaignoit ton amour.
Mais croirois-tu l’avis d’une amitié fidèle ?

Chimène.

Ne vous obéir pas me rendroit criminelle.

L’Infante.

1175Ce qui fut juste alors ne l’est plus aujourd’hui[3].
Rodrigue maintenant est notre unique appui,
L’espérance et l’amour d’un peuple qui l’adore,
Le soutien de Castille, et la terreur du More[4].
Le Roi même est d’accord de cette vérité[5],

  1. Var. J’accorde que chacun la vante avec justice. (1637 et 39-56)
    Var. J’accorde que chacun le vante avec justice. (1638 P.)
  2. « Cet hier fait voir que la pièce dure deux jours dans Corneille : l’unité de temps n’était pas encore une règle bien reconnue. Cependant, si la querelle du Comte et sa mort arrivent la veille au soir, et si le lendemain tout est fini à la même heure, l’unité de temps est observée. Les événements ne sont point aussi pressés qu’on l’a reproché à Corneille, et tout est assez vraisemblable. » (Voltaire.)
  3. Var. Ce qui fut bon alors ne l’est plus aujourd’hui. (1637-44)
  4. Voyez ci-dessus, p. 136, note 2.
  5. Var. Ses faits nous ont rendu ce qu’ils nous ont ôté,
    Et ton père en lui seul se voit ressuscité. (1637-56)