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ACTE III, SCÈNE III

Dedans mon ennemi je trouve mon amant ;
Et je sens qu’en dépit de toute ma colère,
Rodrigue dans mon cœur combat encor mon père :
815Il l’attaque, il le presse, il cède, il se défend,
Tantôt fort, tantôt foible, et tantôt triomphant ;
Mais en ce dur combat de colère et de flamme,
Il déchire mon cœur sans partager mon âme ;
Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir[1],
820Je ne consulte point pour suivre mon devoir :
Je cours sans balancer où mon honneur m’oblige.
Rodrigue m’est bien cher, son intérêt m’afflige ;
Mon cœur prend son parti ; mais malgré son effort[2],
Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.

Elvire.

Pensez-vous le poursuivre ?

Chimène.

825Pensez-vous le poursuivre ?Ah ! cruelle pensée !
Et cruelle poursuite où je me vois forcée !
Je demande sa tête, et crains de l’obtenir :
Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir !

Elvire.

Quittez, quittez, Madame, un dessein si tragique ;
830Ne vous imposez point de loi si tyrannique.

Chimène.

Quoi ! mon père étant mort, et presque entre mes bras[3],
Son sang criera vengeance, et je ne l’orrai pas[4] !

  1. Les éditions de 1637 in-12, de 1638 P., de 1644 et de 1682 portent du pouvoir, pour de pouvoir : c’est sans doute une faute.
  2. Var. Mon cœur prend son parti ; mais contre leur effort,
    Je sais que je suis fille, et que mon père est mort. (1637-56)
    Var. Mon cœur prend son parti ; mais malgré leur effort. (1660)
  3. Var. Quoi ! j’aurai vu mourir mon père entre mes bras. (1637-56)
  4. Var. Son sang criera vengeance, et je ne l’aurai pas (a) !
    (1637 in-12, 38 et 44 in-4o)


    (a) Une confusion analogue entre aura et orra a eu lieu dans un passage de Malherbe. Voyez l’édition de M. Lalanne, tome I, p. 72.