Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 2.djvu/352

Cette page n’a pas encore été corrigée

Créuse mourants, et n’en avoir que deux à la fois à faire parler. Un auteur est bien embarrassé quand il en a trois, et qu’ils ont tous trois une assez forte passion dans l’âme pour leur donner une juste impatience de la pousser au-dehors ; c’est ce qui m’a obligé à faire mourir ce roi malheureux avant l’arrivée de Jason, afin qu’il n’eût à parler qu’à Créuse ; et à faire mourir cette princesse avant que Médée se montre sur le balcon, afin que cet amant en colère n’ait plus à qui s’adresser qu’à elle ; mais on aurait eu lieu de trouver à dire qu’il ne fût pas auprès de sa maîtresse dans un si grand malheur, si je n’eusse rendu raison de son éloignement. J’ai feint que les feux que produit la robe de Médée, et qui font périr Créon et Créuse, étaient invisibles, parce que j’ai mis leurs personnes sur la scène dans la catastrophe. Ce spectacle de mourants m’était nécessaire pour remplir mon cinquième acte, qui sans cela n’eût pu atteindre à la longueur ordinaire des nôtres ; mais à dire le vrai, il n’a pas l’effet que demande la tragédie, et ces deux mourants importunent plus par leurs cris et par leurs gémissements, qu’ils ne font pitié par leur malheur. La raison en est qu’ils semblent l’avoir mérité par l’injustice qu’ils ont faite à Médée, qui attire si bien de son côté toute la faveur de l’auditoire, qu’on excuse sa vengeance après l’indigne traitement qu’elle a reçu de Créon et de son mari, et qu’on a plus de compassion du désespoir où ils l’ont réduite, que de tout ce qu’elle leur fait souffrir. Quant au style, il est fort inégal en ce poème : et ce que j’y ai mêlé du mien approche si peu de ce que j’ai traduit de Sénèque, qu’il n’est point besoin d’en mettre le texte en marge pour faire discerner au lecteur ce qui