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405Je devois prévenir ton outrageux caprice ;
Mon bonheur dépendoit de te faire injustice.
Je chasse un fugitif avec trop de raison,
Et lui donne les champs quand il rompt sa prison.
Ah ! que n’ai-je eu des bras à suivre mon courage !
410Qu’il m’eût bien autrement réparé cet outrage !
Que j’eusse retranché de ses propos railleurs !
Le traître n’eût jamais porté son cœur ailleurs :
Puisqu’il m’étoit donné, je m’en fusse saisie ;
Et sans prendre conseil que de ma jalousie,
415Puisqu’un autre portrait en efface le mien,
Cent coups auroient chassé ce voleur de mon bien.
Vains projets, vains discours, vaine et fausse allégeance !
Et mes bras et son cœur manquent à ma vengeance !
Ciel, qui m’en vois donner de si justes sujets,
420Donne-m’en des moyens, donne-m’en des objets.
Où me dois-je adresser ? qui doit porter sa peine ?
Qui doit à son défaut m’éprouver inhumaine ?
De mille désespoirs mon cœur est assailli ;
Je suis seule punie, et je n’ai point failli.
425Mais j’ose faire au ciel une injuste querelle[1] ;
Je n’ai que trop failli d’aimer un infidèle,
De recevoir un traître, un ingrat, sous ma loi,
Et trouver du mérite en qui manquoit de foi.
Ciel, encore une fois, écoute mon envie :
430Ôte-m’en la mémoire, ou le prive de vie ;
Fais que de mon esprit je puisse le bannir[2],
Ou ne l’avoir que mort dedans mon souvenir.
Que je m’anime en vain contre un objet aimable !
Tout criminel qu’il est, il me semble adorable ;

    Je devois dès longtemps te bannir par caprice ;
    Mon bonheur dépendoit d’une telle injustice. (1637-57)

  1. Var. Mais, aveugle, je prends une injuste querelle. (1637-57)
  2. Var. Fais que de mon esprit je le puisse bannir. (1637-52)