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XXIV
LEXIQUE DE CORNEILLE.

médie, et dont il s’applaudit avec un si juste orgueil à la fin de l’Illusion comique. Plusieurs des mots dont notre auteur s’est servi dans ses premiers ouvrages suffiraient à eux seuls pour témoigner de la licence du théâtre au moment où il les écrivait : il parle de maîtresse engrossée, de fille forcée, sans chercher à adoucir par le choix de l’expression ce que l’idée a de choquant. Il faut reconnaître néanmoins que certaines de ces libertés de langage témoignent plutôt de la simplicité des mœurs de cette époque que de leur corruption ; les jeunes filles traitent ouvertement d’amants ceux qui les courtisent, elles les tutoient jusque dans Horace et le Menteur, sans que cela excite un sourire ; l’expression faire une maîtresse, que nous voyons employée par Corneille, même dans la tragédie, s’applique à une recherche honorable, et ne sent nullement le libertinage. Ce dernier mot et celui de libertin n’avaient pas le même sens que nous leur donnons aujourd’hui : ils désignaient seulement une certaine indépendance, une liberté plus ou moins grande dans la manière de penser ou d’écrire ; notre auteur ne les emploie que comme termes de poétique. Le vocabulaire de la galanterie était dès lors très-étendu et très-raffiné. Ce n’est pas Bélise qui a inventé d’appeler les yeux des truchements ; cette expression paraît dans Mélite et se trouve encore dans Suréna ; quant au mot objet, on le rencontre à chaque instant, non-seulement pour signifier la personne aimée elle-même, mais pour désigner son apparence extérieure, son aspect, son image :

— Hélas ! c’est m… Angélique est fort dans ta pensée.
— Hélas ! c’est mon malheur ; son objet trop charmant,
Quoi que je puisse faire, y règne absolument.
Quoi que je puisse faire, y règ(ii, 232. Pl. roy. 182-184.)

Ces termes viennent pour la plupart de l’Astrée, où on lit aussi particulariser une personne, en faire sa particulière dame, tournure qui sans doute a donné naissance à l’expression ma particulière, encore fort en usage, tout au moins dans nos régiments.

Non content de se servir de ces mots dans la comédie, Corneille en place plus d’un dans la bouche des personnages de l’antiquité. Il en fait autant, comme en général ses contemporains, pour les formules habituelles de la politesse de son temps, qu’il introduit, sans y prendre garde, dans ses tragédies : il y est question de civilités, d’incivilité, de compliments, de visites ; on y parle de la condition des personnages, et on les appelle constamment Monsieur, Madame, Seigneur. Corneille cependant a été moins loin dans cette voie que ses prédécesseurs ; dans les Juives de Garnier, Amital dit à Nabuchodonosor (acte III, vers 72) :

Las ! n’est-ce rien souffrir quand vn royaume on perd ?
Sire, Dieu vous en garde !…