Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 11.djvu/36

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
XXII
LEXIQUE DE CORNEILLE.

Ennui, qui s’appliquait pendant le cours du dix-septième siècle aux chagrins qui s’emparent de l’âme tout entière, n’est plus aujourd’hui en usage que pour exprimer l’état produit par une contrariété légère ou par l’absence d’occupation ; et gêne, qui, au propre, désignait les tourments de l’enfer, et par suite les plus violentes douleurs morales, ne se dit plus que de la souffrance que cause une chaussure trop juste, un vêtement mal fait, ou tout au plus un manque de fortune encore fort éloigné de l’indigence. C’est incommodé qu’on employait en ce dernier sens du temps de Corneille ; il convenait alors aussi bien au peu de richesse qu’au peu de santé ; par une conséquence naturelle, on se servait d’accommodé en parlant d’une personne dans l’aisance.

Beaucoup de mots, qui du temps de Corneille se pliaient à plusieurs significations, se sont, de la façon la plus bizarre, immobilisés et pétrifiés, si l’on ose le dire, dans des sens étroits et restreints : succès, par exemple, s’employait fort bien de la façon la plus générale, sans rien préjuger quant à la nature du résultat, tandis que succéder, pris absolument, signifiait souvent réussir, ce qui n’a plus lieu. Plusieurs termes, dont nous n’avons conservé que des acceptions fort détournées, paraissent encore à cette époque dans toute leur énergie étymologique : stupide, stupidité expriment la stupeur, plutôt encore que la lourdeur d’esprit, que le manque d’intelligence ; imbécile signifie faible, plus fréquemment que sot ; secrétaire se dit fort bien pour confident ; ressentiment, redite, guindé, et même divaguer, se rencontrent dans un sens favorable ; procurer, au contraire, se prend souvent en mauvaise part ; le divorce n’est pas seulement la rupture du mariage, mais une séparation quelconque ; le mot génie exprime le caractère propre, le naturel de chacun, et n’est pas exclusivement réservé aux intelligences créatrices ; la préoccupation est souvent l’état d’un esprit occupé d’avance par un autre sujet que celui qu’on veut lui proposer, et non pas d’un esprit distrait ; rabaisser, c’est parfois abaisser de nouveau, et non dénigrer ; idée ne signifie fréquemment qu’image ; hôtesse a un sens réciproque qui s’applique aussi bien à celle qui est reçue qu’à celle qui reçoit ; divertir, comme distraire, c’est détourner d’une pensée dominante : le sens d’amuser n’est que secondaire et accessoire ; se rafraîchir ne signifie pas seulement prendre des rafraîchissements, mais aussi se reposer ; monument se dit surtout d’une construction destinée à rappeler le souvenir de quelqu’un, d’un sépulcre, d’un tombeau.

Certains mots ne s’appliquent qu’aux personnes, d’autres ne se disent que des choses. Corneille n’a pas observé toutes ces distinctions, ou plutôt, pour bien des termes, elles n’existaient pas alors. Il n’a pas hésité à employer les expressions suivantes : « des vœux, des desirs contents, des événements dénaturés, prince déplorable, ennemi pom-