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XXI
PRÉFACE.

gros de soupirs, se retrouvent chez Racine[1] ; parfois aussi celles qu’on rencontre chez ce dernier poëte, si elles ne sont pas identiques, sont du moins équivalentes.

D’ailleurs, si le style de Corneille n’a pas cette élévation continue que certains écrivains ont regardée comme une condition essentielle de la tragédie, on en est bien dédommagé par un grand nombre d’expressions de la plus énergique simplicité[2].

En le lisant, on est surpris et attristé des pertes que notre langue a faites[3]. Les mots qui depuis son temps ont vieilli et qui sont maintenant hors d’usage sont extrêmement nombreux, quoiqu’il n’ait jamais recherché les archaïsmes, et qu’il se soit toujours efforcé, au contraire, comme le veut tout particulièrement le genre dramatique, de se conformer le plus fidèlement possible au langage de son époque. Certains de ces termes surannés figurent seulement dans ses premières pièces : il en est d’autres qu’il n’a pas même laissés subsister là et qu’il a fait disparaître dans ses dernières éditions.

Quelques expressions, encore employées aujourd’hui, mais qui se sont affaiblies et altérées par l’usage, comme les monnaies par la circulation et le frottement, demandent un peu plus d’attention. Abîmer, après avoir signifié précipiter dans un abîme, veut dire simplement, gâter, endommager, salir ; chagrin, déplaisir, être fâché, en colère, en fureur, ont tant perdu de leur valeur, à force de servir à exprimer la contrariété la plus légère, qu’ils ne peuvent plus guère trouver place dans le haut style ; il en est de même de méchant, au sens général de mauvais, de mutin, mutinerie, prodigués pour la moindre faute commise par un enfant. Mélancolie se disait en médecine du délire d’une personne tourmentée par une grande abondance de bile noire, et au figuré du chagrin le plus vif, le plus exclusif ; il est resté noble, n’a nullement vieilli, et on le prodiguait, il n’y a pas longtemps, dans certains ouvrages alors à la mode ; mais c’était pour exprimer un état qu’on ne peut pas nommer douloureux, une tristesse vague, ou plutôt un simple penchant à la tristesse, qui n’exclut ni la vie du monde, ni les distractions, ni les plaisirs, au milieu desquels on se contente de porter un visage quelque peu assombri.

  1. Voyez le Lexique de Racine.
  2. Voyez au Lexique les articles Gris (cheveux), Main (tenir dans sa), etc.
  3. On peut voir, par exemple, dans notre Lexique, les mots suivants : accort, accortement, affété, affiner, affoler, affronteur, allégeance, assiette (pour situation), attache (pour attachement), bénignité, charmeur, chef (pour tête), coléré, congratulation, congratuler, conquêter, courre, coutumier, dam, désanimé, au desçu, dextre, dextrement, envieilli, épartir, forcènement, forcènerie, galantiser, incaguer, ire, magnifier, marri, muable, nef, outrecuidé, portraire, quérir.