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XIII
PRÉFACE.

observer que l’Académie a justifié l’emploi d’offenseur[1], et que notre poëte n’a fait ni ce mot ni celui d’invaincu[2] : « J’ai bonne mémoire, dit-il, d’avoir lu le premier dans l’Astrée ; et pour le segond, il est dans Nicod[3]. » Nous avons rapporté dans notre Lexique des autorités plus anciennes que celles qu’invoque ici Ménage.

De notre temps on s’est efforcé de nouveau de faire de Corneille un néologue, et cela, suivant toute apparence, afin d’ajouter quelque chose à sa gloire. Voici en quels termes M. Aimé-Martin s’exprime à ce sujet : « C’était peu de dégrossir la langue, il fallait réparer ses pertes ; il fallait plus, il fallait l’élever jusqu’à la poésie et la rendre capable d’exprimer noblement de nobles pensées. Telle était alors sa pauvreté, qu’un poëte n’aurait pu qualifier, sans de longues périphrases, soit le bras qui punit, soit le cœur qui pardonne, soit les disgrâces du sort et de la fortune, soit enfin cette qualité de l’esprit qui fait entreprendre les choses avec une adroite légèreté. Corneille voulant que toutes ces choses pussent se dire d’un mot, il fit punisseur, exorable, infélicité, qui sont restés français, et popularisa dextérité, depuis peu introduit dans la langue. Des circonvolutions interminables étaient également nécessaires pour spécifier un raisonnement qui n’a que l’apparence de la vérité, ou une finesse difficile à démêler, ou un caractère plein de ruses et de déguisements : Corneille créa le mot captieux, qui représente aujourd’hui toutes ces nuances d’idées. Il créa également le mot impénétrable, mot si nécessaire qu’on le croirait aussi vieux que la langue, et qui cependant n’y entra qu’en 1640 ; ainsi, avant Corneille, on n’aurait pu dire : des arbres impénétrables aux rayons du soleil, ou figurément, en se servant de la même expression : les desseins de Dieu sont impénétrables[4]. »

Toutes ces assertions si formelles sont fausses : punisseur se trouve dans les tragédies de Garnier ; exorable, dextérité, impénétrable figurent en 1607 dans le Thresor des deux langues françoise et espagnole de César Oudin ; on rencontre infélicité, dès 1530, dans la

  1. Voyez, au tome II du Lexique, l’Appendice, p. 487.
  2. Cela n’a pas empêché M. Victor Hugo de dire : « Plusieurs ont créé des mois dans la langue. Vaugelas a fait pudeur, Corneille invaincu, Richelieu généralissime. » (Littérature et philosophie mêlées, Paris, Charpentier, 1842, p. 163.) Remarquons en passant que Vaugelas, loin d’avoir créé pudeur, en a attribué la création à des Portes (Remarques, p. 538), et qu’ainsi que l’a fait observer M. Littré, généralissime se trouve déjà dans d’Aubigné.
  3. Observations de M. Ménage sur la langue françoise’, seconde édition, tome I, p. 302.
  4. Étude de la langue de Corneille. Œuvres de Corneille, édition de Lefèvre, tome I, p. xi.