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XII
LEXIQUE DE CORNEILLE.

N’y rien trop affecter, et sans empressement
Suivre ce que L’usage y fait de changement.
L’École des maris, acte I, scène i.)

Il observe d’ailleurs fort strictement ce précepte ; jamais il n’invente de mots : désamphitryonner, désosier, on tartufiée, ne peuvent être considérés comme «les néologismes. Ce sont là créations bouffonnes dont les poëtes comiques ont toujours eu l’incontestable privilège. Suivant M. Castil-Blaze, il est vrai, c’est dans le Bourgeois gentilhomme que chanteur a été employé pour la première fois, au lieu de chantre, qui jusqu’alors, dit-il, était seul usité[1] ; mais cette assertion est sans fondement, car si chanteur manque dans la plupart de nos anciens dictionnaires, on le trouve dans la seconde édition des Recherches françoises et italiennes d’Antoine Oudin, en 1643, c’est-à-dire vingt-sept ans avant la première représentation du Bourgeois gentilhomme.

On pourrait du reste, sans crainte, tenir le pari de trouver ainsi un père, ou du moins un parrain, à presque tous les termes que les critiques et les commentateurs ont signalés comme nouveaux dans les œuvres des écrivains éminents.

Moutonnier, indiqué à tort comme étant de la création de la Fontaine, a été trouvé dans Rabelais par M. Génin ; ratte, qui lui est attribué par M. Walckenaer, se rencontre chez Marot ; nivellerie est dans les Recherches italiennes d’Oudin ; bestion, dans les œuvres de Philibert Delorme, et poulaille, partout[2].

Il en est de même en ce qui concerne Corneille. Bouhours, qui avait plus de goût que d’érudition, n’hésite pas, dans ses Doutes sur la langue françoise[3], à le mettre au nombre des inventeurs de mots : « Le public est si jaloux de son autorité qu’il ne veut la partager avec personne ; et c’est peut-être pour cela qu’il rebute d’ordinaire les mots dont un particulier se déclare l’inventeur ou le patron. Témoin l’esclavitude et l’insidieux de M. de Malherbe ; le plumeux de M. Desmarets ; l’impardonnable de M. de Segrais ; l’invaincu et l’offenseur de M. Corneille. »

Le piquant, c’est qu’aucun des mots cités ici par Bouhours n’a été réellement créé par l’auteur auquel il l’attribue ; Ménage, qui se laisse si souvent battre quand il s’agit de questions purement littéraires, triomphe ici sur tous les points. Il établit qu’insidieux est dans Nicot, plumeux dans le baron de Fœneste, et que Malherbe n’a pas fait esclavitude ; enfin, en ce qui touche particulièrement Corneille, il fait

  1. Molière musicien, Paris, 1852, tome II, p. 34.
  2. Voyez notre Essai sur la langue de la Fontaine.
  3. Page 50.