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IX
PRÉFACE.

substitué au latin, et les spectateurs, rapprochés, malgré l’immense différence des rangs et des conditions sociales, par une commune ignorance, reconnaissaient tous une même langue comme interprète de leurs pensées et de leurs sentiments.

Au seizième siècle, la splendeur des littératures anciennes, subitement révélées, éblouit et charme les esprits ; mais, au lieu d’imiter avec discrétion et mesure, on essaye follement de s’emparer des phrases, des tournures, des mots ; les expressions grecques et latines introduites avant cette époque pour le seul besoin des sciences et par l’intermédiaire des traducteurs, sont alors prodiguées par les poètes. Le français se partage en deux langues parfaitement tranchées : l’ancienne, que tout le monde comprend et parle, et qui, par cela même, est, aux yeux de bien de gens, tout à fait indigne de l’éloquence et de la poésie ; la nouvelle, qui procède du grec et du latin, non plus, comme la première, par un lent travail d’assimilation, mais directement et sans avoir égard à la différence des temps et des habitudes.

Jodelle, qui rompt le premier avec toutes les traditions du théâtre du moyen âge, transporte hardiment dans la tragédie les termes qu’il emprunte aux langues classiques ; c’est là, il est vrai, que ce langage était le moins déplacé. Ces mots transcrits du latin, dont Ronsard s’est plus d’une fois servi si mal à propos en faisant parler les paysans de nos campagnes, choquent moins dans les entretiens des personnages célèbres de l’antiquité. Sauf d’ailleurs quelques passages bien peu nombreux, où, comme nous l’avons vu chez Garnier, la dignité du style naît de l’élévation des sentiments, c’est seulement grâce à ces expressions que les tragiques antérieurs à Corneille rencontrent parfois une certaine grandeur, tendue et boursouflée, mais toute nouvelle dans notre langue. Jodelle savait si bien que c’était surtout cette noblesse un peu emphatique que ses partisans attendaient de lui, qu’au commencement du Prologue de l’Eugène, il croit devoir s’excuser en ces termes de leur donner une comédie.

Assez, assez le Poëte a peu voir
L’humble argument, le comicque deuoir,
Les vers demis, les personnages bas,
Les mœurs repris, à tous ne plaire pas,
Pource qu’aucuns de face sourcilleuse
Ne cherchent point que chose sérieuse.

Du reste, il poursuit encore, dans ce Prologue même, une certaine élévation de style, supérieure au ton de la comédie antique, et sur laquelle il compte pour améliorer notre langue :

Bien que souuent en ceste Comedie
Chaque personne ait la voix plus hardie,