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V
PRÉFACE.

leuse exactitude des conversations entre les marchands et les acheteurs :

Voilà du point d’esprit, de Gênes, et d’Espagne.
— Ceci n’est guère bon qu’à des gens de campagne.
— Voyez bien : s’il en est deux pareils dans Paris…
— Ne les vantez point tant, et dites-nous le prix.
— Quand vous aurez choisi. — Que t’en semble, Florice ?
— Ceux-là sont assez beaux, mais de mauvais service ;
En moins de trois savons on ne les connoit plus.
(ii, 23 et 24. Gal. du Pal. 109-115.)


La scène continue, assez froidement il faut le dire, sur ce ton facile, qui, malgré la simplicité du sujet, charmait alors les gens de goût, habitués jusque-là à n’entendre au théâtre qu’un dialogue entièrement dénué de naturel et d’aisance.

On trouve ailleurs, dans la même pièce[1], un long éloge des toiles de soie, alors fort en vogue. Corneille ne manque guère de faire allusion de la sorte aux modes et aux inventions nouvelles ; c’est ainsi que, dans le Menteur, il s’égaye au sujet de la poudre de sympathie, qui devait être encore très-peu connue en France[2].

Lorsque la muse de Corneille aborde les sujets religieux, elle prononce sans hésiter, comme des paroles accoutumées, les mots étranges, mais profondément significatifs, de cet immense vocabulaire que la théologie a mis tant de siècles à constituer. Malgré cette exactitude, qui semblait impossible à la poésie, et où pourtant elle trouve parfois si bien son compte, Corneille regrette d’être obligé de renoncer à certaines expressions consacrées. Il s’en plaint en ces termes dans la Préface de l’Imitation de Jésus-Christ[3] : « Il s’y rencontre des mots si farouches pour nos vers, que j’ai été contraint d’avoir souvent recours à d’autres, qui n’y répondent qu’imparfaitement. »

On est surpris qu’il ait pu encore en apprivoiser autant. Il fait entrer dans ses vers l’espèce du vin et du pain, les espèces visibles, la fraction du pain, le reniement de saint Pierre, la dilection, l’anéantissement de l’âme en présence de Dieu, les substractions de la grâce, les liquéfactions intérieures[4], et une foule d’expressions semblables.

Ce style a ses prérogatives particulières : grâce à lui le poète peut traiter avec une grande hardiesse les questions les plus délicates ; il

  1. Tome II, p. 21, vers 78 et suivants.
  2. Voyez tome IV, p. 204, note 1.
  3. Tome VIII, p. 10.
  4. Voyez le Lexique, à ces divers mots.