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II
LEXIQUE DE CORNEILLE.

suprême d’une âme que la grâce touche et qui n’est accessible ni à d’étroits scrupules, ni à de vaines terreurs.

Certains écrivains croient parvenir à la majesté et à l’éclat par l’étalage des maximes générales. Corneille est bien éloigné de ce défaut. Dans son Discours du Poëme dramatique, il parle en ces termes de la nécessité de « mettre rarement en discours généraux » les sentences et instructions morales : « J’aime mieux faire dire à un acteur, l’amour vous donne beaucoup d’inquiétudes, que, l’amour donne beaucoup d’inquiétudes aux esprits qu’il possède[1]. »

Il applique le même principe au détail du style, et à l’expression la plus étendue il préfère presque toujours le mot particulier, parfois même le terme technique. Il prend possession, au nom de la poésie, du domaine entier de la langue française. Ces richesses, que Ronsard et son école allaient recueillir péniblement dans le grec et dans le latin, il sait les trouver toutes dans notre idiome national ; il met à profit le trésor immense des vocabulaires spéciaux. Il parle avec aisance et justesse de théologie, de chasse, d’art militaire, de broderie, de toutes choses ; les mots qui embarrassent notre prose viennent se placer naturellement dans ses vers. Parfois même, on doit l’avouer, cette facilité d’assimilation l’entraîne un peu plus loin qu’il ne faudrait ; s’il discute, dans ses Discours et ses Examens, contre les disciples outrés et aveugles d’Aristote, il adopte avec eux, et comme tout le monde alors dans le style technique, des termes barbares empruntés au langage de l’école, tels que protase, agnition, catastase, de ces mots que Molière, quelques années plus tard, place dans la bouche de M. Lysidas, et fait railler par Dorante[2] ; enfin il ne sait pas se garantir complètement des expressions des précieuses, qui se montrent, à de longs intervalles, mais d’une manière fort marquée, jusque dans ses tragédies[3].

De tout temps, du reste, les grands poëtes ont parlé, et souvent en maîtres, des sciences et des arts ; et plus d’un savant, plus d’un amateur laborieux, a recueilli dans leurs œuvres des témoignages et des exemples. C’est ainsi que Millin a écrit la Minéralogie homérique ; M. Malgaigne, l’Anatomie et la physiologie d’Homère, sujet que dernièrement M. Daremberg a étendu et complété[4] ; M. Menière, des Études médicales sur quelques poètes anciens et modernes ; M. Jal, le Virgilius nauticus ; M. Castil-Blaze, Molière musicien.

Corneille prêterait aussi à ces ingénieuses recherches : en mainte occasion, il emploie hardiment le mot propre. S’agit-il de l’arrivée

  1. Tome I, p. 18.
  2. Voyez la Critique de l’École des femmes, scène vii.
  3. Voyez particulièrement au tome VI, p. 111 et suivantes.
  4. Dans l’ouvrage intitulé la Médecine dans Homère, Paris, 1865, in-8o.