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Et mon esprit s’égare en sa propre louange ;
Sa douceur me séduit, je m’en laisse abuser, 55
Et me vante moi-même, au lieu de m’excuser.
Revenons aux chansons que l’amitié demande :
J’ai brûlé fort longtemps d’une amour assez grande,
Et que jusqu’au tombeau je dois bien estimer,
Puisque ce fut par là que j’appris à rimer. 60
Mon bonheur commença quand mon âme fut prise :
Je gagnai de la gloire en perdant ma franchise.
Charmé de deux beaux yeux, mon vers charma la cour ;
Et ce que j’ai de nom je le dois à l’amour[1].
J’adorai donc Philis ; et la secrète estime 65
Que ce divin esprit faisoit de notre rime
Me fit devenir poëte aussitôt qu’amoureux :
Elle eut mes premiers vers, elle eut mes derniers feux[2] ;
Et bien que maintenant cette belle inhumaine
Traite mon souvenir avec un peu de haine, 70
Je me trouve toujours en état de l’aimer ;
Je me sens tout ému quand je l’entends nommer,
Et par le doux effet d’une prompte tendresse
Mon cœur sans mon aveu reconnoît sa maîtresse.
Après beaucoup de vœux et de submissions 75
Un malheur rompt le cours de nos affections ;
Mais, toute mon amour en elle consommée,
Je ne vois rien d’aimable après l’avoir aimée :
Aussi n’aimai-je[3] plus, et nul objet vainqueur
N’a possédé depuis ma veine ni mon cœur. 80
Vous le dirai-je, ami ? tant qu’ont duré nos flammes,

  1. Voyez tome I, p. 125 et suivantes.
  2. Elle eut mes premiers feux, dans les Œuvres diverses de 1738 et dans toutes les éditions complètes de Corneille publiées depuis.
  3. Au temps de Corneille on écrivait ainsi, de la même manière, les deux formes aimé-je et aimai-je. La seconde nous paraît ici préférable pour le sens.