Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1.djvu/194

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
68
DISCOURS

connoissons ni l’un ni l’autre. Il condamne entièrement la quatrième espèce de ceux qui connoissent, entreprennent et n’achèvent pas, qu’il dit avoir quelque chose de méchant, et rien de tragique[1], et en donne pour exemple Hémon qui tire l’épée contre son père dans l’Antigone[2], et ne s’en sert que pour se tuer lui-même. Mais si cette condamnation n’étoit modifiée, elle s’étendroit un peu loin, et envelopperait non seulement le Cid, mais Cinna, Rodogune, Héraclius et Nicomède.

Disons donc qu’elle ne doit s’entendre que de ceux qui connoissent la personne qu’ils veulent perdre, et s’en dédisent par un simple changement de volonté, sans aucun événement notable qui les y oblige, et sans aucun manque de pouvoir de leur part. J’ai déjà marqué cette sorte de dénouement pour vicieux[3] ; mais quand ils y font de leur côté tout ce qu’ils peuvent, et qu’ils sont empêchés d’en venir à l’effet par quelque puissance supérieure, ou par quelque changement de fortune qui les fait périr eux-mêmes, ou les réduit sous le pouvoir de ceux qu’ils voulaient perdre, il est hors de doute que cela fait une tragédie d’un genre peut-être plus sublime que les trois qu’Aristote avoue ; et que s’il n’en a point parlé, c’est qu’il n’en voyait point d’exemples sur les théâtres de son temps, où ce n’était pas la mode de sauver les bons par

    ripide ; quant au Cresphonte, c’est sans doute la pièce du même poëte dont nous possédons encore quelques fragments (édit. F. Didot, p. 726); pour l’Hellé on manque tout a fait de renseignements.

  1. Τό τε γὰρ μιαρὸν ἔχει, καὶ οὐ τραγικόν. (Aristote, Poétique, chap. xiv, 7.)
  2. Peut-être Aristote veut-il parler ici de l’Antigone d’Euripide, qui ne nous est point parvenue, plutôt que de celle de Sophocle. Toutefois, dans cette dernière aussi, Hémon, après s’être défendu (v. 753) de faire des menaces a Créon, son père, tire l’épée contre lui, et Créon ne lui échappe que par la fuite (v. 1254).
  3. Voyez plus haut, p. 28.