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DISCOURS

demandât celui de sa mère ; ou si, après la mort de son frère, qui lui donne sujet de craindre un pareil attentat sur sa personne, il avait à se défier d’autres que de sa mère et de sa maîtresse.

C’est donc un grand avantage, pour exciter la commisération, que la proximité du sang et[1] les liaisons d’amour ou d’amitié entre le persécutant et le persécuté, le poursuivant et le poursuivi, celui qui fait souffrir et celui qui souffre ; mais il y a quelque apparence que cette condition n’est pas d’une nécessité plus absolue que celle dont je viens de parler, et qu’elle ne regarde que les tragédies parfaites, non plus que celle-là. Du moins les anciens ne l’ont pas toujours observée : je ne la vois point dans l’Ajax de Sophocle, ni dans son Philoctète ; et qui voudra parcourir ce qui nous reste d’Eschyle et d’Euripide y pourra rencontrer quelques exemples à joindre à ceux-ci. Quand je dis que ces deux conditions ne sont que pour les tragédies parfaites, je n’entends pas dire que celles où elles ne se rencontrent point soient imparfaites : ce seroit les rendre d’une nécessité absolue, et me contredire moi-même. Mais par ce mot de tragédies parfaites j’entends celles du genre le plus sublime et le plus touchant, en sorte que celles qui manquent de l’une de ces deux conditions, ou de toutes les deux, pourvu qu’elles soient régulières à cela près, ne laissent pas d’être parfaites en leur genre, bien qu’elles demeurent dans un rang moins élevé, et n’approchent pas de la beauté et de l’éclat des autres, si elles n’en empruntent de la pompe des vers, ou de la magnificence du spectacle, ou de quelque autre agrément qui vienne d’ailleurs que du sujet.

Dans ces actions tragiques qui se passent entre proches, il faut considérer si celui qui veut faire périr l’autre le

  1. Et manque dans l’édition de 1663.