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DE LA TRAGÉDIE.

Cléopâtre, ni pour Prusias, ni pour Phocas ; mais la crainte d’une infortune semblable ou approchante peut purger en une mère l’opiniâtreté à ne se point dessaisir du bien de ses enfants, en un mari le trop de déférence à une seconde femme au préjudice de ceux de son premier lit, en tout le monde l’avidité d’usurper le bien ou la dignité d’autrui par la violence ; et tout cela proportionnément à la condition d’un chacun et à ce qu’il est capable d’entreprendre. Les déplaisirs et les irrésolutions d’Auguste dans Cinna peuvent faire ce dernier effet par la pitié et la crainte jointes ensemble ; mais, comme je l’ai déjà dit, il n’arrive pas toujours que ceux que nous plaignons soient malheureux par leur faute. Quand ils sont innocents, la pitié que nous en prenons ne produit aucune crainte, et si nous en concevons quelqu’une qui purge nos passions, c’est par le moyen d’une autre personne que de celle qui nous fait pitié, et nous la devons toute à la force de l’exemple.

Cette explication se trouvera autorisée par Aristote même, si nous voulons bien peser la raison qu’il rend de l’exclusion de ces événements qu’il désapprouve dans la tragédie. Il ne dit jamais : Celui-là n’y est pas propre, parce qu’il n’excite que de la pitié[1] et ne fait point naître de crainte, et cet autre n’y est pas supportable, parce qu’il n’excite que de la crainte et ne fait point naître de pitié ; mais il les rebute, parce, dit-il, qu’ils n’excitent ni pitié ni crainte[2], et nous donne à connoître par là que c’est par le manque de l’une et de l’autre qu’ils ne lui plaisent pas, et que s’ils produisoient l’une des deux, il ne leur refuseroit point son suffrage.

  1. Nous avons suivi le texte de 1660 et de 1663, qui nous paraît être la vrai leçon. On lit dans les éditions de 1664, 1668, 1682 : « que la pitié, »
  2. Voyez p. 55 et 56.