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DISCOURS

à peu de familles des choses dignes de la tragédie[1]. Les siècles suivants nous en ont assez fourni pour franchir ces bornes, et ne marcher plus sur les pas des Grecs ; mais je ne pense pas qu’ils nous aient donné la liberté de nous écarter de leurs règles. Il faut, s’il se peut, nous accommoder avec elles, et les amener jusqu’à nous[2]. Le retranchement que nous avons fait des chœurs nous oblige à remplir nos poèmes de plus d’épisodes qu’ils ne faisaient ; c’est quelque chose de plus, mais qui ne doit pas aller au-delà de leurs maximes, bien qu’il aille au-delà de leur pratique.

Il faut donc savoir quelles sont ces règles ; mais notre malheur est qu’Aristote et Horace après lui en ont écrit assez obscurément pour avoir besoin d’interprètes, et que ceux qui leur en ont voulu servir jusques ici ne les ont souvent expliqués qu’en grammairiens ou en philosophes. Comme ils avaient plus d’étude et de spéculation que d’expérience du théâtre, leur lecture nous peut rendre plus doctes, mais non pas nous donner beaucoup de lumières fort sûres pour y réussir.

Je hasarderai quelque chose sur cinquante ans[3] de travail pour la scène, et en dirai mes pensées tout simplement, sans esprit de contestation qui m’engage à les soutenir, et sans prétendre que personne renonce en ma faveur à celles qu’il en aura conçues.

Ainsi ce que j’ai avancé dès l’entrée de ce discours, que la poésie dramatique a pour but le seul plaisir des spectateurs, n’est pas pour l’emporter opiniâtrement sur

  1. Περὶ ὀλίγας οἰκίας αἱ κάλλισται τραγῳδίαι συντίθενται, οἷον περὶ ᾽Αλκμαίωνα καὶ Οἰδίπουν… καὶ ὅσοις ἄλλοις συμβεβηκεν ἢ παθεν δεινὰ ἣ ποιῆσαι. (Aristote, Poétique, chap. xiii, 5.)
  2. Var. (édit. de 1660-64) : jusques à nous.
  3. Var. (édit. de 1660 et 1663) : trente ans ; — (édit. de 1664) pus de trente ans ; — (édit. de 1668) : quarante ans.