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ment restés sans effet ; mais ce qu’il y de plus remarquable, c’est qu’à cette époque les colons et les négociants des ports ne songeaient pas encore à se plaindre de la concurrence du sucre de betterave, qui grandissait dans l’ombre et allait bientôt menacer à la fois toutes les branches du commerce maritime, ainsi que les intérêts du trésor. Comme supplément à l’enquête, les fabricants de sucre indigène ont été cependant entendus ; l’un d’eux, M. Crespel-Dellisse, avouait que sa fabrication laissait une marge de 40 pour 100 de bénéfice. Néanmoins la commission a été amenée à conclure, à l’unanimité des voix et sans hésitation, ce sont les expressions du rapport, contre la proposition d’insérer dans la loi aucune disposition tendant à frapper le sucre de betterave d’un droit quelconque, soit immédiatement, soit dans un délai déterminé. On pourrait peut-être inférer de ces faits que des enquêtes incomplètes sont plus dangereuses qu’utiles.

L’enquête ouverte en 1834, devant le conseil supérieur du commerce, bien qu’elle n’ait pas eu de meilleurs résultats, avait été cependant plus largement conçue, et avait plus de portée. Cette enquête avait pour objet l’examen des questions relatives à diverses prohibitions établies à l’entrée des produits étrangers ; elle a été commencée le 8 octobre, sous la présidence de M. Duchâtel, ministre du commerce, et a donné lieu à la publication de 3 volumes in-4o[1] ; le premier contient les documents recueillis par l’administration ou envoyés par les chambres de commerce ; le second, ce qui est relatif aux poteries, plaqués et verreries ; le troisième, ce qui touche aux fils et tissus de laine et de coton. Les faits recueillis ont été nombreux et importants ; on peut y puiser d’utiles informations ; l’opinion publique ne s’en est pas suffisamment préoccupée ; ceux qui, en France, se livrent au commerce, ne sont pas assez habitués à porter leur attention sur ce qui ne les touche pas immédiatement, et les intérêts généraux se trouvent ainsi presque toujours sacrifiés à quelques intérêts privés. L’enquête n’a point amené d’améliorations dans la législation douanière ; tandis que les attaques faites alors contre les prohibitions ont été sensibles pour tous ceux qui vivaient de la restriction. C’est de cette époque que date la formidable coalition de tous les privilégiés contre les moindres réformes que l’on pouvait tenter d’introduire dans le tarif des douanes. Les prohibitionistes ont affecté de croire que l’on en voulait à l’industrie manufacturière, et ils ont fait appel aux passions pour la défendre. Parmi les pièces annexes publiées avec l’enquête, il est une note d’un fabricant d’Amiens dans laquelle on trouve le passage suivant : « Si l’enquête a eu son utilité en prouvant que les attaques contre les manufacturiers français n’étaient pas fondées, elle a produit aussi un très grand mal, en alarmant tous les intéressés sur leur avenir, et en suspendant toutes les transactions : elle a retenti jusque dans les hameaux, et le plus petit ouvrier attend avec anxiété quel sera son résultat. Il n’en eût pas été ainsi si l’on avait procédé sans donner autant de publicité à l’enquête. » Or les transactions n’ont, en aucune façon, été suspendues ; on faisait tout simplement alors de l’agitation et du désespoir factice pour sauver les privilèges.

D’autres fabricants plus sérieux, mais tenant aussi à la conservation du privilège résultant pour eux des prohibitions, ont envoyé de nombreuses notes, qui se trouvent dans les annexes, et qui avaient principalement pour but de combattre les dépositions contraires à leur cause ; quelques-uns même, bien que dans des positions personnelles honorables, n’ont pas reculé pour cela devant la calomnie[2].

Les dépositions de M. Nicolas Kœchlin, dans la même enquête, sont devenues l’objet d’une polémique publique et curieuse entre la chambre de commerce de Mulhouse et lui.

Une autre enquête, ouverte en 1838, sur les fils et tissus de lin et de chanvre, a eu pour effet d’aggraver les dispositions du tarif.

Les parties intéressées au maintien des prohibitions, ainsi surexcitées, ont profité ensuite de toutes les réunions des conseils généraux de l’agriculture, des manufactures et du commerce pour cimenter leur coalition. Elles en sont venues à acquérir une force qui leur a fait traverser impunément toutes les révolutions, se montrant toujours prêtes à soutenir tout gouvernement qui voudrait adhérer aux principes prohibitifs. C’est ainsi qu’en France les enquêtes sont restées longtemps sans effet pour l’amélioration du tarif des douanes.

En Belgique, la seule tentative qui ait été faite dans le système des enquêtes ne l’a pas été non

  1. Enquête relative à diverses prohibitions établies à l’entrée des produits étrangers. — Paris, Impr. royale, 1835, 3 vol. in-4.
  2. M. Godard, l’un des administrateurs des cristalleries de Baccarat, n’a pas craint d’écrire le passage suivant pour combattre les dépositions de l’un de ceux qui demandaient la levée des prohibitions : «Je commencerai par M. H. Say, et je discuterai ses dépositions en faisant abstraction des motifs auxquels tout autre que moi pourrait croire qu’il a cédé involontairement, soit en sa qualité de commissionnaire exportateur, ayant intérêt à ce que tout ce qui se consomme en France vienne de l’étranger, et à ce que tout ce qui s’y fabrique en soit exporté, soit comme ayant eu avec la maison Launay, Hautiu et compagnie une discussion personnelle, pour raison d’un avantage particulier qu’il sollicitait, par lettre du 18 septembre dernier, sur ses commandes, et que cette maison lui a refusé, par la raison qu’elle ne pouvait sans injustice le faire jouir d’une faveur qu’elle n’avait jusqu’à présent accordée à aucun de ses confrères. »

    Le fait si perfidement articulé était malheureusement complètement faux, M. Say n’avait point eu de discussions avec la maison Launay, Hautin et compagnie, et n’avait jamais demandé qu’il lui fût fait aucun avantage particulier. Copie avait heureusement été gardée de la lettre du t8 septembre 4834 ; or cette lettre, loin de demander un avantage personnel, engageait seulement les fabricants coalisés à faire une réduction supplémentaire sur les prix de leurs produits qui étaient exportés, en se basant sur ce raisonnement bien simple, que, si le privilège dont ils jouissaient par suite de la prohibition leur permettait d’exagérer leurs prix sur le marché intérieur, il n’en était pas de même sur les marchés étrangers, où leurs produits rencontraient la concurrence des cristaux anglais, allemands et belges.

    Les prohibitionistes ont commencé par calomnier, parce qu’il en reste toujours quelque chose ; puis, comme ils n’avaient rien à opposer à un semblable raisonnement, ils se sont bientôt après décidés à faire une reluise spéciale sur les articles exportés.