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pouvoir signaler les rapports constants qui les unissent et les lois générales qui les gouvernent.

Mais pour se porter à l’étude des lois qui régissent certains phénomènes, la première condition c’est d’en soupçonner au moins l’existence ; c’est de croire que ces phénomènes ne sont pas dominés par le hasard et qu’il existe entre eux quelques rapports constants. Or, en toutes choses, la première impression des hommes, quand ils n’ont pas encore soumis les faits à une observation assidue ou à une patiente analyse, c’est de n’y voir que les jeux d’un hasard aveugle. Ils n’en viennent que très tard à soupçonner que ces faits puissent être soumis à un certain ordre ; et c’est alors seulement que l’idée leur vient d’en étudier les lois.

Qu’on se représente l’homme ignorant et grossier des premiers âges. Pour lui tous les phénomènes de la nature sont désordonnés et capricieux. De quelque côté qu’il porte ses regards, il ne voit partout que des accidents sans cause, des faits sans liaison et sans rapport. S’il contemple le ciel, il croit y voir les étoiles semées au hasard comme les chardons dans la plaine. Dans tout ce qui le frappe, il ne voit que les jeux d’un hasard aveugle, à moins qu’il n’y suppose l’influence mystérieuse de quelque puissance occulte. Plus tard, à mesure qu’il s’éclaire, les phénomènes naturels se rangent à ses yeux, au moins ceux d’un certain ordre, il remarque la constance de leurs rapports, il les voit soumis à certaines règles, il y reconnaît des lois. Mais toujours, même dans la suite des temps et dans les siècles de lumières, la première impression des hommes est la même par rapport aux faits qu’ils n’ont pas encore observés. S’ils en viennent donc si tard, dans quelques-unes de leurs directions, à étudier les lois naturelles qui régissent les phénomènes, c’est qu’antérieurement ils n’avaient pas même soupçonné qu’il y eût là des lois naturelles à étudier.

On peut en voir un exemple remarquable dans ce qui s’est passé par rapport aux faits géologiques. Pourquoi la géologie, cette science si intéressante et si belle, a-t-elle apparu si tard dans le monde ? Était-il impossible de la découvrir et de l’étudier plus tôt ? Les anciens étaient-ils incapables de cette étude plus que ne l’ont été les modernes ? Non : les faits géologiques ne sont pas de la nature de ceux qui se dérobent à des regards attentifs, ou qu’il faille chercher très loin. Les anciens pouvaient les découvrir et les analyser comme nous, et ils y avaient d’ailleurs un intérêt presque égal. Cette analyse supposait, il est vrai, quelques autres études préalables ; mais ces études ils pouvaient, sans trop de peine, ou les faire eux-mêmes ou y suppléer. Pourquoi donc ne l’ont-ils pas fait ? Uniquement, à ce qu’il nous semble, parce qu’ils ne supposaient pas même qu’il y eût là, dans les entrailles de cette terre que nous foulons, de belles lois naturelles à étudier. Pendant bien des siècles, les hommes ont vécu sur cette idée, que la terre dont ils occupent la surface n’est dans son composé qu’une masse informe et confuse, rudis indigestaque moles, dont les matériaux sont entassés pêle-mêle, sans ordre et sans lois. Ils ne soupçonnaient donc pas qu’il y eût là aucun ordre à constater, aucune étude scientifique à faire, et voilà pourquoi ils n’ont pas même eu la pensée de l’essayer.

Il en a été de même par rapport à l’industrie, sur laquelle on a longtemps nourri des idées pareilles. On ne se doutait guère, dans les temps anciens, ni même au moyen âge, que dans le monde industriel, centre des faits économiques, dans ce foyer du travail alors placé si bas, il y eût un ordre quelconque à constater. À la première vue, tout y paraissait livré aux tiraillements des volontés contraires. On n’y apercevait qu’une combinaison désordonnée d’éléments hétérogènes, une sorte de mêlée confuse, rudis indigestaque moles ; et comment aurait-on conçu la pensée de chercher là des règles, des principes, des lois, tout ce qui constitue le bagage ordinaire d’une véritable science ? En toute chose, il faut le répéter, le premier pas vers l’édification d’une science, c’est la pensée que les éléments de cette science existent, et cette pensée même n’avait pas encore surgi. Elle n’a pu naître que bien plus tard, lorsque, à force de s’occuper, du point de vue gouvernemental, de l’industrie, dont on commençait à comprendre l’importance et la grandeur, on y a remarqué, presque malgré soi, tantôt dans une voie, tantôt dans une autre, la régularité de ses mouvements et la constance de ses rapports.

Et comment s’étonner qu’il en ait été ainsi dans le passé, quand on voit qu’aujourd’hui même, après les travaux de Quesnay, d’Adam Smith et de ses successeurs, tant de gens se prennent encore à méconnaître cet ordre industriel que la science a déjà constaté ?

Il n’est pas rare aujourd’hui d’entendre des hommes de quelque valeur, assez instruits d’ailleurs sur d’autres points, proclamer hautement que l’industrie est livrée au désordre, à l’anarchie. Tel est, en général, le mot d’ordre de ces écoles dites socialistes que nous avons vues surgir en si grand nombre depuis plusieurs années. Le monde industriel, disent-elles toutes les unes après les autres, est abandonné au conflit des volontés individuelles, qui s’y croisent, qui s’y entre-choquent dans un pêle-mêle affreux. Nulle trace d’organisation et d’ordre. Toute règle est absente du cercle où l’industrie s’agite, et le hasard seul y conduit tout. De là toutes les sectes socialistes concluent assez naturellement qu’il faut à ce monde industriel une organisation quelconque imposée d’en haut. C’est ainsi qu’elles se mettent, à l’envi les unes des autres, à dresser leurs plans d’organisation sociale, et que chacune propose le sien.

Si les prémisses de ce raisonnement étaient justes, s’il était vrai que l’industrie, dans son état actuel, fût livrée à l’anarchie, qu’il n’y eût en elle aucune trace d’organisation et d’ordre, certes l’économie politique, considérée comme science, aurait peu de chose à faire ; elle n’aurait pas même sa raison d’être. Cela ne suffirait pas pour nous faire adopter, ni même discuter sérieusement aucun de ces plans d’organisation qu’on nous propose, persuadés que nous resterions toujours qu’il n’appartient à aucune intelligence humaine de régler d’une manière seulement tolérable tant d’intérêts et de travaux divers ; mais cela suffirait pour nous faire conclure, tout au moins, que la