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D’où vient pourtant cette confusion ? Elle vient d’abord de la jeunesse de la science, qui n’a pas encore eu le temps de se dégager de l’art ou des arts qui en relèvent. Elle vient aussi, dans une certaine mesure, de l’intérêt pressant et toujours actuel des matières que la science économique embrasse, intérêt qui n’a pas permis à ceux qui l’étudiaient de s’abstraire assez dans la contemplation des vérités scientifiques, pour négliger, même momentanément, les déductions artistiques, c’est-à-dire les maximes d’application qu’ils eu pouvaient tirer. L’économie politique a été un art avant d’être une science, et l’étymologie même de son nom l’indique ; bien plus, avant d’être un art, c’est-à-dire avant d’être formulée en maximes générales et en préceptes, elle a été entre les mains des gouvernants une pratique aveugle. Telle est, du reste, la marche ordinaire des travaux humains. Dans l’ordre logique, la science précède l’art, qui n’est ou ne doit être qu’une déduction de la science ; et l’art précède la pratique, qui ne doit être qu’une application plus ou moins exacte des règles générales de l’art. C’est la marche ordinairement suivie dans nos écoles, où l’on procède logiquement. Mais dans l’ordre historique les choses vont autrement : elles s’y présentent généralement en sens inverse. Là, c’est la pratique qui précède l’art, et l’art qui précède la science. Cela est vrai de presque toutes les branches de nos connaissances, et particulièrement de celles qui nous intéressent le plus. Pressé d’agir, parce qu’il a besoin d’agir, l’homme va d’abord droit à l’action, à la pratique, sans trop raisonner ce qu’il fait et sans autre guide que son instinct. C’est plus tard seulement que, redressant et corrigeant, à l’aide d’un peu d’expérience acquise, les erreurs de cette pratique, il se fait des règles ou des maximes générales qu’il érige en art ; et c’est plus tard encore que l’idée lui vient de corriger les erreurs de cet art même, à l’aide d’une étude scientifique du sujet qu’il a en vue. Il y a eu des médecins avant qu’il y eût un art de guérir : on procédait alors au hasard, inspiré le plus souvent par une superstition aveugle ; et l’art de guérir, fondé d’abord sur une certaine expérience acquise, a précédé de bien loin l’anatomie, la physiologie, la thérapeutique, c’est-à-dire la connaissance scientifique du sujet sur lequel on voulait opérer et des remèdes qu’on employait pour le guérir. On a bâti des huttes avant d’assujettir à des règles l’art de bâtir ; et l’art de bâtir a été assujetti à des règles, sinon écrites, au moins transmises de bouche en bouche, avant qu’on lui eût donné pour base les sciences mathématiques et physiques. Ainsi a procédé l’économie politique. Les gouvernements les plus anciens ont fait, comme le dit très bien M. Blanqui dans son histoire, de l’économie politique pratique à leur manière, longtemps avant de savoir ce qu’ils faisaient, ou de pouvoir se rendre compte du résultat de leurs mesures. Plus tard, on a essayé de se rendre compte de ces résultats à l’aide de l’expérience acquise, et avec ces données de l’expérience, bien ou mal comprises, on a constitué un art. Sully et Colbert en étaient là. Ce n’est qu’en dernier lieu, enfin, qu’on s’est pris à étudier scientifiquement le sujet, c’est-à-dire l’industrie générale sur laquelle on avait à opérer.

Or ce dégagement de la science économique est tout récent, il date à peine du milieu du dernier siècle. C’est, en effet, l’école de Quesnay qui a tenté la première de constituer dans cet ordre d’idées une science véritable ; il n’y avait eu jusque-là que des observations éparses, et le succès définitif n’appartient même qu’à Adam Smith. Il n’est donc pas bien étonnant que cette science, à peine née d’hier, n’ait pas su encore se dégager entièrement des étreintes de l’art du sein duquel elle est sortie.

Quoi qu’il en soit, nous avons voulu et dû constater que, sous ce nom général d’Économie politique, on comprend aujourd’hui deux genres de travaux très différents de leur nature, quoique tendant à bien des égards vers les mêmes fins. Il nous a paru d’autant plus important de signaler cette confusion, qu’elle est, selon nous, la véritable cause de l’incohérence que l’on remarque dans les définitions de la science, des écarts auxquels elle est sujette dans sa marche, et de l’espèce de désordre qui règne presque toujours dans ses débuts. Essayerons-nous pour cela d’opérer dès à présent entre la science et l’art une séparation plus nette, en leur imposant des noms différents ? non ; il nous a suffi de marquer nettement la distinction : le temps et une meilleure intelligence du sujet feront le reste.


III. Idée première ou conception générale de la science économique. Les faits industriels offrent-ils matière à la formation d’une véritable science ?


On se demandera sans doute, avec un certain étonnement, comment la science économique a pu tarder tant à naître ; comment on a pu faire si longtemps de l’économie politique en action, sans en venir à étudier méthodiquement, scientifiquement, le sujet même sur lequel on avait à opérer. Cet étonnement cessera peut-être si l’on considère la nature intime d’une science et le point de vue où les hommes se placent en toutes choses avant que sa lumière ait apparu.

Une science ne consiste pas seulement dans la connaissance de certains faits extérieurs, apparents et isolés les uns des autres ; car c’est abuser des mots que de donner le nom de science à une simple collection de faits. Elle consiste bien plutôt dans la connaissance des rapports qui lient ces faits entre eux et des lois qui les régissent. Il faut une liaison, un enchaînement, dans les phénomènes qu’elle relève et qu’elle observe, et c’est la connaissance de cet enchaînement qui forme sa principale étude. Un assemblage incohérent de faits sans connexion suffit peut-être pour former le bagage d’un érudit, mais cela ne constituera jamais une science. L’astronomie ne mériterait pas ce nom, si elle se bornait à remarquer et à désigner un à un les astres qui errent dans les déserts de l’espace ; elle n’en devient digne que du moment où elle se rend compte des mouvements de ces astres et de la constance de leurs évolutions. Pareillement, dans toutes les autres branches des connaissances humaines, il ne suffit pas pour constituer une science de relever des faits ; il faut