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Rassurez-vous : tant qu’il y aura des poètes, si affairé que soit le monde, ils y trouveront des lecteurs ; et s’il est vrai que, pour nous emmener chez elle, la poésie doit commencer par venir à nous, pourvu qu’elle sache s’y prendre, elle nous décide facilement à la suivre dans les voyages qu’elle nous propose. Êtres bornés et toujours inquiets, nous nous aimons beaucoup, et cependant, par intervalles, il nous plaît de sortir de nous-mêmes, de nous quitter, de nous fuir. Les curiosités des humbles et des petits rôdent volontiers à la porte dès palais, et les rois qui dorment mal, enviant le sommeil du mousse que berce la vague, s’irritent de ne pouvoir lire dans son cœur. Enfermés dans notre destinée, nous voudrions avoir part à celle des autres, en ressentir les émotions, nous emparer de leurs secrets et même, sortant pour quelques heures de notre siècle, dû monde trop connu qui nous entoure, traverser les océans ou remonter le cours des âges, répandre dans le temps et dans l’espace toute l’abondance de nos désirs, habiter tour à tour l’âme d’un mandarin chinois, d’un derviche persan, d’un héros grec ou d’un paladin des croisades. Il nous semble parfois que cent vies ajoutées à la nôtre n’épuiseraient pas notre fureur d’exister, et ces vies que nous ne pouvons vivre, nous tâchons de les concevoir, de les imaginer. Le poète nous vient en aide, c’est le service qu’il nous rend.

Quand Ulysse fut descendu aux enfers, il se tenait debout, l’épée à la main, devant la fosse où il avait versé le sang d’un bélier noir, et, accourant du fond de l’Érèbe, guerriers, rois, devins, vieillards usés par la souffrance, jeunes femmes et jeunes filles, adolescents