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sait que la destinée lui avait fait une vie bien étroite et bien fastidieuse. Et il se rappelait les longues après-midi dans le bureau tapissé de cartons jaunis, l’odeur écœurante des vieux papiers, l’intimité constante des collègues avec qui on n’a plus une idée à échanger, la rue joyeuse et pleine de soleil abandonnée, chaque matin, pour s’enfoncer dans les longs couloirs humides du ministère. Il se voyait d’avance vieil employé, maniaque et stupide, avec des bouts de manches en lustrine et du coton dans les oreilles.

Gabriel faisait ces tristes réflexions en remontant, parmi la foule compacte, un des trottoirs du boulevard Sébastopol. La soirée était très chaude. On venait d’allumer le gaz. Devant les cafés étincelants, des gens buvaient de la bière et discutaient avec animation. A chaque instant, les passants jetaient aux oreilles de Gabriel des lambeaux de phrases tels que ceux-ci : " L’Empereur est parti hier... Je vous dis que c’est Le Bœuf qui est nommé. . . " Des groupes noirs s’étouffaient devant les kiosques lumineux, et ceux qui s’en dégageaient avec peine tenaient à la main, au-dessus de leur tête, un journal du soir, déplié et tout humide. Sur la chaussée passaient, de temps à autre, des bandes de gamins et