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expressif ; et, par quelque influence secrète qui agissait sur leurs sentiments ou sur leurs intérêts, il suffit pour rétablir l’harmonie qui commençait à se troubler.

— Je le sais, et je le sens jusque dans la moelle des os ; mais je me rappelle trop bien la raison qui m’a fait entreprendre ce maudit voyage pour oublier la distance qui me sépare du terme ; ni vous ni moi, nous ne nous trouverons bons marchands de ce que nous avons fait, si nous n’achevons jusqu’au bout ce que nous avons si bien commencé. — Oui, et c’est la doctrine de tout le monde, à ce que je crois. J’ai entendu, il y a du temps — c’était sur les bords de l’Ohio, — j’ai entendu un prédicateur ambulant qui disait que, quand même un homme vivrait dans la foi pendant cent ans, s’il venait ensuite à faillir un seul jour, son compte serait réglé d’après la manière dont il aurait achevé sa tâche, et que tout le mal serait mis dans la balance, et tout le bien laissé de côté.

— Et vous avez cru ce que le famélique hypocrite vous débitait ?

— Qui dit que je l’ai cru ? repartit Abiram en affectant un air de dédain qui cachait mal les craintes que lui avaient inspirées ses réflexions sur ce sujet ; l’ai-je cru, parce que je répète ce qu’un drôle… ? Et cependant, après tout, Ismaël, cet homme pouvait avoir quelque raison. Il nous dit que le monde n’était, à proprement parler, qu’un désert, et qu’il n’y avait qu’une main qui pût diriger l’homme le plus savant au milieu des routes qui, se croisant sans cesse, conduisaient les unes au bien, les autres au mal. Si cela est vrai du monde entier, à plus forte raison devons-nous le croire d’une partie…

— Allons, Abiram, soyez homme, et laissez là vos doléances, s’écria l’émigrant avec un rire moqueur. Allez-vous vous mettre à prier ? mais que servira-t-il, d’après vos principes même, de servir Dieu cinq minutes, et le diable une heure ? Écoutez-moi, mon ami, je ne suis pas grand laboureur, mais voici ce que je sais à mes dépens : c’est que pour une riche moisson, même sur le terrain le plus fertile, il faut travailler fort et ferme ; et tous vos nasillards, dont vous retenez si bien les belles paroles, comparent souvent la terre à un champ de blé, et les hommes qui l’habitent à ce que le champ produit. Eh bien ! Abiram, c’est moi qui vous le dis : vous ne valez guère mieux que le chardon ou l’ivraie. Oui, vous êtes d’un bois dont les pores sont trop ouverts pour être bon, même à brûler.