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même, et ne produisirent qu’une explosion. Pour cette fois l’un des deux coups, peut-être tous les deux, avait porté. Le sauvage voulut retirer à lui sa cuisse blessée, et l’effort qu’il dut faire découvrit l’autre côté de son corps. Prompt comme l’éclair, le chasseur fit feu à son tour, et au même instant on vit le fusil du Huron lui échapper des mains, lui-même tomber en avant, ses deux cuisses blessées ne pouvant plus le soutenir ; mais dans sa chute il s’accrocha des deux mains à une branche, qui plia sous son poids sans se rompre, et il resta suspendu entre le ciel et le gouffre, sur le bord duquel croissait le chêne.

— Par pitié, envoyez-lui une autre balle, s’écria Heyward en détournant les yeux de ce spectacle horrible.

— Pas un caillou ! répondit Œil-de-Faucon ; sa mort est certaine, nous n’avons pas de poudre à brûler inutilement ; car les combats des Indiens durent quelquefois des jours entiers.

— Il s’agit de leurs chevelures ou des nôtres, et Dieu qui nous a créés, a mis dans notre cœur l’amour de la vie.

Il n’y avait rien à répondre à un raisonnement politique de cette nature. En ce moment les hurlements des sauvages cessèrent de se faire entendre ; ils interrompirent leur feu, et des deux côtés tous les yeux étaient fixés sur le malheureux qui se trouvait dans une situation si désespérée. Son corps cédait à l’impulsion du vent, et quoiqu’il ne lui échappât ni plainte ni gémissement, on voyait sur sa physionomie, malgré l’éloignement, l’angoisse d’un désespoir qui semblait encore braver et menacer ses ennemis.

Trois fois Œil-de-Faucon leva son fusil, par un mouvement de pitié, pour abréger ses souffrances, trois fois la prudence lui en fit appuyer la crosse par terre. Enfin une main du Huron épuisé tomba sans mouvement à son côté, et les efforts inutiles qu’il fit pour la relever et saisir de nouveau la branche à laquelle l’autre l’attachait encore donnait à ce spectacle un nouveau degré d’horreur. Le chasseur ne put y résister plus longtemps ; son coup partit, la tête du sauvage se pencha sur sa poitrine, ses membres frissonnèrent, sa seconde main cessa de serrer la branche qui le soutenait, et tombant dans le gouffre ouvert sous ses pieds, il disparut pour toujours.

Les Mohicans ne poussèrent pas le cri de triomphe ; ils se regardaient l’un l’autre comme saisis d’horreur. Un seul hurlement se fit entendre du côté de la forêt, et un profond silence y succéda.