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d’où naît le respect de soi-même. Sans avoir contribué à amener cet état de faiblesse, et quoique trop méprisés pour avoir été les instruments de ses fautes, les colons supportaient naturellement leur part de cet abaissement mortifiant. Tout récemment ils avaient vu une armée d’élite, arrivée de cette contrée, qu’ils respectaient comme leur mère-patrie, et qu’ils avaient regardée comme invincible ; une armée conduite par un chef que ses rares talents militaires avaient fait choisir parmi une foule de guerriers expérimentés, honteusement mise en déroute par une poignée de Français et d’Indiens, et n’ayant évité une destruction totale que par le sang-froid et le courage d’un jeune Virginien[1] dont la renommée, grandissant avec les années, s’est répandue depuis jusqu’aux pays les plus lointains de la chrétienté avec l’heureuse influence qu’exerce la vertu[2].

Ce désastre inattendu avait laissé à découvert une vaste étendue de frontières, et des maux plus réels étaient précédés par l’attente de mille dangers imaginaires. Les colons alarmés croyaient entendre les hurlements des sauvages se mêler à chaque bouffée de vent qui sortait en sifflant des immenses forêts de l’ouest. Le caractère effrayant de ces ennemis sans pitié augmentait au delà de tout ce qu’on pourrait dire les horreurs naturelles de la guerre. Des exemples sans nombre de massacres récents étaient encore vivement gravés dans leur souvenir ; et dans toutes les provinces il n’était personne qui n’eût écouté avec avidité la relation épouvantable de quelque meurtre commis pendant les ténèbres, et dont les habitants des forêts étaient les principaux et les barbares

  1. Ce jeune Virginien était Washington lui-même, alors colonel d’un régiment de troupes provinciales ; le général dont il est ici question est le malheureux Braddock, qui fut tué et perdit par sa présomption la moitié de son armée. La réputation militaire de Washington date de cette époque : il conduisit habilement la retraite et sauva le reste des troupes. Cet événement eut lieu en 1755. Washington était né en 1732 ; il n’avait donc que vingt-trois ans. Suivant une tradition populaire, un chef sauvage prédit que le jeune Virginien ne serait jamais tué dans une bataille ; il avait même vainement tiré sur lui plusieurs fois, et son adresse était cependant remarquable ; mais Washington fut le seul officier à cheval de l’armée américaine qui ne fut pas blessé ou tué dans cette déroute.
  2. Washington, qui avertit plus tard, mais inutilement, le général européen de la position dangereuse dans laquelle il se plaçait sans nécessité, sauva le reste de l’armée anglaise, dans cette occasion, par sa décision et son courage. La réputation que s’acquit Washington dans cette bataille fut la principale cause du choix que l’on fit de lui plus tard pour commander les armées américaines. Une circonstance digne de remarque, c’est que, tandis que toute l’Amérique retentissait de la gloire dont il venait de se couvrir, son nom ne fut inscrit dans aucun bulletin d’Europe sur cette bataille. C’est de cette manière que la mère patrie cachait même la gloire des Américains, pour obéir à son système d’oppression.