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c’eût été traiter des étrangers avec peu d’égards que de paraître au milieu d’eux sous de vieux habits. Il y avait une autre raison plus réelle, qu’il n’avouait pas ; c’était l’économie. La présence des troupes avait fait hausser tellement le prix de toutes les denrées que Jason n’hésitait pas à déclarer, dans son langage quelque peu familier, qu’Albany était de toutes les villes qu’il avait vues celle où « il faisait le plus cher à vivre. » Il y avait bien quelque vérité dans cette allégation ; car, lorsque les planches d’une boutique s’étaient vidées, il y avait une distance de cent soixante milles à franchir pour faire venir de New-York de quoi les regarnir. Avec beaucoup de diligence, c’eût été l’affaire d’un grand mois pour le moins ; mais les Hollandais étaient non-seulement très-lents, mais très-méthodiques dans leurs opérations ; et le marchand qui avait épuisé son fonds de boutique en avril ne songeait à le renouveler qu’au retour régulier de la saison.

Voilà les différents motifs pour lesquels le révérend M. Worden et M. Jason Newcome étaient partis d’Albany vingt-quatre heures avant nous, avec l’intention de nous rejoindre à un endroit où la route entrait dans les bois, et où l’on pensait que le chapeau ecclésiastique et le bonnet de peau pourraient voyager ensemble dans une harmonie parfaite. Il y avait encore pour la séparation une raison que je n’ai pas dite ; c’est que toute ma petite troupe à moi voyageait à pied ; trois ou quatre chevaux de somme portaient nos bagages. Or, M. Worden avait obtenu une place dans une voiture de transport du gouvernement, et Jason avait trouvé moyen s’y faufiler, je n’ai jamais pu savoir comment. Il faut rendre à M. Newcome cette justice, qu’il avait un talent extraordinaire pour obtenir des faveurs de toute sorte ; et jamais il n’avait laissé échapper une occasion favorable faute de sollicitations. Sous ce rapport le caractère de Jason fut toujours une énigme pour moi. Il n’avait aucune espèce de notion des droits qu’un individu quelconque peut tenir de son rang, de sa naissance, de son éducation, de sa position dans le monde. La propriété était la seule chose pour laquelle il eût un respect profond, parce qu’elle représentait la fortune ; mais il ne se fût pas fait le moindre scrupule de s’installer dans la maison même du gouverneur, et de prendre possession de tous ses biens, pourvu qu’il