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commune parmi nous depuis que les troupes françaises avaient pénétré dans notre colonie, et l’on allait même jusqu’à dire qu’à l’aide de ce talisman, ils se procuraient des denrées chez quelques-uns des nôtres. Quoi qu’il en fût, comme nous avions payé le prix le plus élevé qui eût jamais été donné pour lire dans le grand livre de l’avenir, nous nous regardions comme ayant des droits particuliers à ce qu’on nous en déroulait toutes les pages.

— Désirez-vous me voir ensemble, ou bien l’un après l’autre ? demanda Dorothée de sa voix creuse et sépulcrale, qui devait son timbre singulier à l’art au moins autant qu’à la nature.

Il fut convenu qu’elle commencerait par M. Worden, mais que nous pourrions rester dans la pièce. Pendant que nous réglions ce point entre nous, les yeux de Dorothée ne s’endormaient point, mais je remarquai qu’ils allaient continuellement de l’un à l’autre, comme si elle cherchait à recueillir des renseignements. Il est des personnes qui ne croient nullement à l’art qu’elle professait, et qui n’y voient que déception et qu’imposture ; ainsi on prétendait que cette femme payait des noirs de la ville pour venir lui apporter les nouvelles, et que quand elle disait vrai, par hasard, c’était par suite des informations préalables qu’elle avait reçues. Je n’affirmerai point que cet art aille aussi loin que beaucoup de gens se l’imaginent ; mais il me semble aussi qu’il y a bien de la présomption à contester qu’il puisse y avoir quelque chose de vrai là-dessous. Je ne voudrais point passer pour crédule ; mais en même temps il me paraîtrait mal de refuser son témoignage à des faits dont la vérité nous est démontrée[1].

Dorothée commença par mêler un jeu de cartes horriblement sale, qui avait dû servir, suivant toute apparence, plus de cinq cents fois au même usage. Elle pria ensuite M. Worden de couper ; puis elle examina les cartes longuement et avec de profondes

  1. Il est évident que M. Cornelius Littlepage croyait jusqu’à un certain point à la magie blanche. Rien au surplus n’était plus commun il y a un siècle. Je me rappelle parfaitement que les Albaniens avaient un devin célèbre qu’on allait consulter régulièrement, dès qu’il y avait quelque cuiller perdue, ou quelque vol domestique. Les Hollandais, de même que les Allemands, étaient assez portés à ce genre de superstition, dont les Anglais du siècle dernier étaient loin d’être exempts. Les Français eux-mêmes n’ont ils pas eu de nos jours leur demoiselle Lenormant ? Mais aujourd’hui, la somnambule prend la place de le diseuse de bonne aventure.