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qu’après tout il y avait du bon dans ce Guert Ten Eyck. Il n’est pas besoin d’apprendre au lecteur que dans une ville aussi isolée, aussi excentrique qu’Alhany, un moraliseur renforcé est obligé de se soumettre à un code des plus sévères. La morale, telle qu’on l’entend dans le monde, est partout une chose de convention. N’y a-t-il pas une morale pour la ville, une autre pour la campagne ? En Amérique, elle se divise, par exemple, en trois grandes espèces bien distinctes ; d’abord la morale de la Nouvelle-Angleterre, toute puritaine celle des colonies du centre, toute libérale ; celle des colonies du Sud, toute tolérante. Et que de distinctions encore, que de subdivisions que je ne m’arrêterai pas à relever dans ces différentes classes ! Ainsi, Guert et moi, nous avions une morale d’un genre différent : la sienne étant du genre hollandais, la mienne plus spécialement du genre anglais. Le trait caractéristique de l’école hollandaise, c’était le penchant à donner dans les excès, dès qu’il s’agissait de plaisirs. Le vieux colonel Follock était un exemple à citer en ce genre ; et son fils Dirck, malgré sa jeunesse et son extrême défiance de lui-même, ne faisait pas entièrement exception à la règle.

Certes, il n’y avait pas dans la colonie d’homme plus universellement respecté que le colonel ; il était allié aux meilleures familles ; il jouissait d’une jolie fortune ; il était bon mari, bon père, ami dévoué, voisin obligeant, sujet loyal, paroissien des plus zélés ; enfin c’était un parfait honnête homme. Eh bien ! le colonel avait ses moments de faiblesse : il fallait qu’à certaines époques il fît ce qu’il appelait ses fredaines, et le ministre était obligé de fermer les yeux. M. Worden le surnommait souvent le colonel farceur. Ses fredaines pouvaient se diviser en deux classes : les ordinaires et les extraordinaires. Les premières avaient lieu deux ou trois fois par an ; c’était quand il venait à Satanstoé, ou que mon père lui rendait sa visite à Rockrockarock, nom de sa propriété dans le Rockland. Dans ces occasions il se faisait une consommation considérable de tabac, de bière, de cidre, de vin, de citrons, de sucre, et de tous les autres ingrédients dont se composent le punch et les autres boissons semblables ; mais ces petites débauches ne se prolongeaient pas outre mesure. On riait beaucoup ; c’était à qui raconterait le plus