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qui nous inquiétait beaucoup ; car j’allais retrouver l’abondance à la maison, et Rupert était certain de ne manquer de rien, tant qu’il m’aurait ainsi que son père.

Cependant je ne m’étais jamais séparé des pièces d’or que Lucie m’avait données. Au moment d’entrer dans le canot pour prendre terre au cap, j’avais mis autour de moi la ceinture qui contenait mon petit trésor, et je ne l’avais plus quittée. C’était un souvenir de la chère enfant qui me l’avait donné ; mais je voulais en faire usage sans y renoncer à tout jamais. Je savais que, dans les occasions critiques, il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Je demandai où demeuraient les propriétaires du John et je me rendis droit à la maison de banque. Je racontai mon histoire, mais je découvris que Kite m’avait précédé. Trois jours après l’ouragan, le Tigris avait eu un bon vent qui l’avait conduit jusque sous les quais mêmes de Philadelphie, d’où la plus grande partie de l’équipage du John était venue à New-York sans délai. Par des communications qu’il avait eues avec la terre au cap, le pilote avait appris que son canot n’avait pas reparu, et on avait regardé notre perte comme certaine. Des relations en avaient paru dans les journaux, et je commençai à craindre que la fatale nouvelle ne fût arrivée à Clawbonny. De petites notices nécrologiques avaient même été publiées sur Rupert et sur moi, sans doute à la demande charitable de M. Kite. Nous étions traités avec indulgence au sujet de notre escapade ; et il y avait une très-belle phrase sur ma fortune et sur le bel avenir qui m’était réservé.

Ce n’était pas que les journaux fussent alors ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. Les nouvelles étaient données à mesure qu’elles arrivaient, et la concurrence n’avait pas encore fait naître le besoin d’en inventer. Nos gazettes n’étaient pas encore de mauvaises imitations des gazettes anglaises ; car le talent et l’esprit ne sont pas à assez bas prix aux États-Unis pour qu’on puisse en faire de bonnes. Les citoyens étaient censés aussi avoir quelques droits en opposition à ceux de la presse. Le bon sens public n’avait pas encore été perverti à force d’entendre fausser les saines notions du juste et de l’injuste, et l’on ne mettait pas en avant, pour s’affranchir de l’obligation de faire respecter la loi, que personne ne s’inquiétait de ce que disaient les journaux. C’est pour ce motif que j’eus le bonheur de ne pas lire mille histoires sur mon caractère, mon humeur, mes faits et gestes, etc. Néanmoins j’étais imprimé tout vif, et j’avoue qu’il y avait de quoi frissonner de lire l’annonce de sa mort en termes aussi positifs, quoique je fusse à peu près sur d’être vivant et bien portant.

Les propriétaires du John me firent beaucoup de questions sur la