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inquiète le retour du canot. Lorsque le capitaine leur adressa la parole, je tournai la tête, et je vis que celui qui était derrière moi, le plus âgé des deux, était en larmes. Je ne saurais exprimer ce que je ressentis à cette vue. C’était un homme accoutumé à la fatigue et aux périls, qui faisait les efforts les plus énergiques pour se sauver et nous avec lui, et à qui notre position semblait assez critique pour que son émotion se manifestât d’une manière qui frappe toujours, quand c’est un homme qui pleure. L’imagination du mari se représentait sans doute l’angoisse de sa femme en ce moment, et peut-être les longs jours de chagrin qui devaient suivre. Je ne crois pas qu’il songeât à lui, isolément de sa femme, car jamais il n’y eut de matelot plus décidé, ni plus intrépide, comme il le montra par la suite.

Il me parut que les deux matelots avaient une sorte de répugnance invincible à renoncer à l’espoir d’atteindre la terre. Nous formions un fort équipage pour un canot, et notre embarcation, quoique petite, était excellente ; cependant rien n’y faisait. Vers minuit, après trois heures d’efforts surnaturels, je ne pus résister plus longtemps, l’aviron s’échappa de mes mains. Le capitaine n’était guère en meilleure disposition, et les deux matelots ne pouvaient faire plus que de maintenir le canot à peu près à la même place, encore leurs forces les trahissaient-elles à leur tour. Il ne restait donc d’autre ressource que d’abattre du côté du large dans l’espoir de rencontrer encore le Tigris. Nous savions qu’il courait avec l’amure à tribord quand nous l’avions quitté, et comme il était certain qu’il chercherait à ranger la terre le plus possible, il y avait encore une chance qu’il avait viré vent arrière pour se tenir éloigné d’Henlopen, qu’il avait le cap au nord nord-est, et qu’il louvoyait par le travers de l’embouchure de la baie. C’était un dernier rayon d’espoir, et il fallait bien chercher à en profiter.

Les deux matelots firent tourner le canot sur lui-même, et cherchèrent à courir devant la lame, autant que possible. Mais parfois une de ces vagues qui nous donnaient la chasse finissait par nous atteindre dans sa course précipitée, et remplissait à moitié l’embarcation. C’était une nouvelle besogne pour nous ; Rupert et moi, nous n’étions plus guère occupés qu’à vider le canot. Cependant, malgré le danger, rien ne pouvait m’empêcher de jeter les yeux du côté où bouillonnait la mer agitée pour chercher le Tigris. Cinquante fois je crus le voir, et chaque fois la trompeuse image disparaissait dans l’espace. Le vent portait directement vers la baie, et, en traversait l’embouchure, nous trouvâmes trop de houle pour le recevoir par notre travers, et nous fûmes forcés, malgré notre répugnance, à nous éloigner