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que nous crûmes plus sage de mettre en panne. L’autre navire passa sous notre poupe, et vint se ranger un peu par notre hanche du vent. Pendant celle manœuvre, nous vîmes sa poupe où il y avait quelques emblèmes nationaux, mais aucun nom ; c’était un vaisseau de guerre, et il portait le pavillon américain ! Rien de pareil n’existait quelques mois auparavant quand nous étions partis, et le capitaine Digges brûlait d’impatience d’apprendre les détails ; il fut bientôt satisfait.

— N’est-ce pas le Tigris ? demanda-t-on à l’aide d’un porte-voix.

— Oui ; et ce vaisseau ?

— Est le Gange, vaisseau des États-Unis, capitaine Dale, venant du cap de Delaware, en croisière. Soyez le bienvenu à votre retour dans votre pays, capitaine Digges. Nous pouvons avoir besoin de vos services.

Digges se mit à siffler et le mystère fut éclairci. C’était bien le Gange, autrefois bâtiment du commerce, comme on l’avait dit, mais acheté lors de la formation d’une nouvelle marine, et le premier vaisseau de guerre qui eût été lancé sous le gouvernement du pays, tel qu’il avait existé depuis l’adoption de la constitution, il y avait neuf ans. Les corsaires français avaient forcé la république à faire un armement, et on équipait un nombre considérable de vaisseaux, les uns achetés, comme le Gange, les autres construits exprès.

Le capitaine Digges se rendit à bord du Gange, et comme je maniais un avirons sur sa chaloupe, j’eus l’occasion de voir aussi ce navire. Le capitaine Dale, homme fortement charpenté, ayant tout à fait l’aspect d’un marin, en uniforme bleu et blanc, reçut notre commandant en lui prenant cordialement la main, et il rit de bon cœur en apprenant l’histoire de l’abordage et de l’eau bouillante. Ce respectable officier ne se donnait pas des airs de bravade, mais il déclara que les forbans qui infestaient les îles ne tarderaient pas, suivant lui, à recevoir leur compte ; le congrès ne badinait pas, et le pays tout entier semblait se réveiller. Toutes les fois que cela arrive aux États-Unis, c’est ordinairement moins pour suivre l’impulsion aveugle de l’opinion populaire, que pour prendre une direction nouvelle et meilleure. Dans les pays où les masses ne comptent pour rien dans le jeu régulier de la machine gouvernementale, toute fermentation tend plus ou moins à la démocratie ; mais, parmi nous, elle n’a d’autre effet que de mettre en avant des hommes de mérite, qui se tenaient à l’écart, et d’épurer le patriotisme au lieu d’en faire un instrument de désordre.