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nous considérions comme des vétérans, et en montant à notre poste, nous échangions ensemble des signes d’intelligence et de satisfaction. Mon poste était le meilleur des deux, car je pouvais voir le brig approcher, la voile de perroquet de fougue me masquant peu la vue, tandis que le grand hunier était pour le pauvre Rupert un rideau impénétrable. Sous le rapport du danger, il n’y avait pas grande différence entre les différents postes, d’autant plus que les Français avaient la réputation de tirer dans les agrès.

Dès que tout fut prêt, le capitaine d’une voix sévère ordonna le silence. Le brig était alors à portée de la voix. Je voyais très-bien ses ponts ; ils étaient couverts d’hommes. Je comptai ses canons, il n’en avait que dix, et tous, à ce qu’il me parut, d’un calibre moindre que les nôtres. Une circonstance cependant me paraissait suspecte : les hommes qui couvraient son gaillard d’avant semblaient être occupés derrière les bastingages pour cacher leur présence à l’équipage du Tigris. J’avais envie de sauter sur un galhauban et de me laisser glisser sur le pont pour faire connaître cet indice menaçant ; mais j’avais entendu dire que c’était un devoir impérieux de rester à son poste en face de l’ennemi, et je n’aimais pas à quitter le mien. Les novices sont toujours portés à s’exagérer leurs droits et leurs devoirs, et je n’échappai pas à la règle commune. Mais je crois qu’il y a quelque mérite à avoir agi comme je l’ai fait. Pendant toute la traversée, j’avais tenu un journal, et j’avais toujours sur moi un crayon et du papier pour prendre des notes. J’écrivis donc à la hâte ce peu de mots sur un chiffon de papier : — « L’avant du brig est couvert d’hommes armés cachés derrière les bastingages. » Je roulai le billet autour d’une petite pièce de cuivre, et je le jetai sur le gaillard d’arrière. Le capitaine entendit le bruit que fit la pièce en tombant, il regarda en haut, — rien n’attire plus vite l’attention d’un officier que ce qui vient d’une hune, — et il me vit montrer du doigt le billet. Je fus récompensé de ma peine par un geste d’approbation. Le capitaine lut ce que j’avais écrit, et je vis bientôt Neb et le cuisinier occupés à remplir la pompe d’eau bouillante. Ils n’eurent pas plus tôt fini qu’une place convenable fut choisie sur le gaillard d’arrière pour ce singulier instrument de guerre, et alors une voix nous héla du brig.

— Quelle est cette voile ?

Le Tigris de Philadelphie revenant de Calcutta. — Et quel est ce brig ?

La Folie, corsaire français. — D’où venez-vous ?

— De Calcutta. — Et vous ?

— De la Guadeloupe. — Où allez-vous ?