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Le Tigris appareilla le lendemain du jour où nous fûmes reçus à bord, trois jours après notre arrivée à l’Île Maurice, quinze jours depuis que nous avions quitté le bâtiment naufragé. Nous portâmes au large par un vent sud, et le lendemain matin nous avions fait plus de cent milles. J’étais de quart, et l’ordre fut donné d’établir les bonnettes de perroquet. Rupert et moi, nous avions été mis du même quart, et nous montâmes ensemble pour placer le gréement. Je venais d’achever quand, en levant la tête, je vis deux petites voiles de fortune sur l’Océan, par notre bossoir du vent, et je les reconnus sur-le-champ pour celles de la chaloupe du John. Je ne saurais exprimer les sensations qui m’assaillirent à cette vue. — Une voile, une voile ! m’écriai-je hors d’haleine, et, saisissant un galhauban, je fus sur le pont en un instant. Je crois que je faisais des gestes frénétiques dans la direction du vent ; car M. Marbre, qui commandait le quart, dut me secouer violemment pour me faire parler.

Dès qu’il sut ce dont il s’agissait, il fit amener toutes les bonnettes, brassa au plus près, mit la grande voile, et envoya ensuite demander les ordres du capitaine Digges en lui faisant son rapport. Notre nouveau commandant était un homme humain ; et, ayant appris toute notre histoire, il n’hésita pas à approuver ce qui avait été fait. Comme de la chaloupe on nous avait vus également, elle arrivait sur nous, et en moins de deux heures elle était bord à bord.

De tous ceux qui composaient l’équipage du Tigris, il n’en fut aucun qui n’éprouvât un vif serrement de cœur à la vue du spectacle que présentait la chaloupe. Un homme, un nègre vigoureux, était étendu mort au fond ; le corps avait été conservé dans le cas d’une horrible alternative qui pouvait se présenter bientôt. Trois autres hommes n’avaient plus que le souffle, et il fallut les hisser à bord comme des balles de coton. Le capitaine Robbins et Kite, des colosses pour la force et la vigueur, ressemblaient à des spectres ; les yeux leur sortaient de la tête ; et quand nous leur parlâmes, ils semblaient tous trois incapables de répondre. C’était moins le défaut de nourriture qui les avait réduits à cet état, que le manque d’eau ; il est vrai qu’il ne leur restait de pain que ce qu’il eût fallu strictement pour prolonger leur existence de quelques heures ; mais, pour de l’eau, il y avait soixante-dix heures qu’ils n’en avaient avalé une goutte. Il paraît que, pendant l’ouragan, ils avaient été obligés de vider les barriques pour alléger la chaloupe, n’en réservant qu’une pour leurs besoins immédiats. Par suite de quelque méprise, celle qui avait été mise en réserve se trouva être à moitié vide, et le capitaine Robbins se croyait alors lui-même si près de l’Île Bourbon qu’il n’avait songé à réduire